Libération

: Gregory Buchert / Trouble russe

- Par Claire Devarrieux

La Maison des arts de Malakoff (Hauts-deSeine), au printemps 2016, abrite une installati­on de l’Italien Gianni Motti, où on le voit marcher dans le tunnel de l’accélérate­ur de particules du Cern, soit vingt-sept kilomètres. La vidéo passe en boucle et, à Malakoff, jour et nuit, ne s’arrête jamais. Très tard le soir, quand les lieux sont déserts, un autre mécanisme se met en mouvement : la photocopie­use, seule, indépendan­te et déterminée, à un moment donné crache des feuilles blanches. Et chaque soir, soigneusem­ent, ces feuilles sont recueillie­s et mises de côté. Pas par un fantôme, nous ne sommes pas à l’Opéra. Par un homme qui vit là, dans le studio qui jouxte les bureaux et la salle de réunion.

Ce personnage, qui ne sort pas sans sa chapka ni son bâton de pèlerin, épie Sam Szafran au restaurant Nostalgie, où le peintre a ses habitudes (il va mourir à 84 ans trois ans plus tard). Chapka et bâton désignent le jeu, peut-être la fiction. N’ayez pas peur, l’auteur ainsi déguisé se glisse sans dommage dans la réalité concrète. Une fois de retour à la Maison des arts, il se comporte comme un hôte normal.

Rond-point.

Il débranche l’alarme, prépare son petitdéjeu­ner dans la cuisine collective et déambule à son aise avant les heures ouvrables, café à la main, devant les oeuvres exposées. Mais la nuit, il est moins faraud, le centre est tout de même très vaste. Si l’arpenteur de l’accélérate­ur de particules le perturbe, il profite de ses insomnies pour lire et pour tenir son journal. Récemment, il a fait la connaissan­ce d’Oblomov. Il s’appelle Gregory Buchert, en résidence pour trois mois à Malakoff. C’est un artiste, un plasticien. C’est notre contempora­in. Il enchante la banalité, il fait art de tout bois. On le voit fréquenter une galerie commercial­e afin d’y vérifier le cours délétère du temps, et acheter «une plaque funéraire en Altuglas décorée d’une colombe de bronze» qu’il dépose sur la tombe d’un inconnu. Quand il prend l’autocar pour Lille, où il habite en dehors de la parenthèse malakovite, il a sa «séquence» préférée sur l’autoroute A1, juste après le parc Astérix. L’été, il campe trois ou quatre jours «au centre d’un rond-point choisi au gré de mes déplacemen­ts», d’où il observe comment ça tourne. Un projet de longue haleine qu’il ne parvient pas à faire aboutir.

A Malakoff, il est parvenu à ses fins, puisque le projet était d’en arriver à ce livre, Malakoff, que nous lisons, et qui a été écrit en le vivant, du moins est-ce l’illusion qu’il donne. Les feuilles de la photocopie­use lui sont destinées.

Logé, défrayé, l’artiste en résidence dispose de quinze entrées gratuites à la piscine et d’un abonnement à la médiathèqu­e. Nous savons, car il le dit au cours du roman, qu’il écluse quantité de bandes dessinées dans les médiathèqu­es, en tout cas celle de Haguenau (BasRhin), sous-préfecture où il est né, d’où il est parti à 20 ans pour Strasbourg s’inscrire aux Beaux-Arts, et qui se prononce Hawenau dans ce dialecte alsacien qu’il ne parle pas, mais sa mère oui, et son grand-père, dont le parcours épouse les aléas de la région, française, allemande, française. Haguenau est orthograph­ié ici tel qu’il se prononce, le «w» faisant écho au «k» de Malakoff. Gregory Buchert passe «trois jours chez ma mère» en attendant de rejoindre la banlieue de Paris. Il joue au scrabble dans l’appartemen­t de la rue de l’Ami-Rhénan (inconnue de Google Maps), gagne un «y», ou le perd, selon le point de vue auquel on se place. La mère de Gregory Buchert, un matin : «Hier soir j’ai eu du mal à m’endormir, alors

j’ai repensé à ton projet, à ton histoire de Russie. Je t’avais déjà raconté ça mais tu l’as sûrement oublié. Plusieurs mois avant ta naissance et même encore deux jours après l’accoucheme­nt, tu t’appelais Gregor, à cause de Gregor Beugnot.»

Flou.

Que faut-il entendre par «ton histoire de Russie» ? Tout commence par un catalogue d’exposition où le jeune Gregory, 15 ans, a une révélation : l’oeuvre du pastellist­e Sam Szafran, dont l’atelier, «à la fois lieu de production et sujet de représenta­tion», se trouve à Malakoff. Et Malakoff, l’adolescent a beau savoir que c’est en France, ça sonne russe. «Durant des années, j’ai même veillé à maintenir le flou qui entourait son exacte localisati­on, afin de préserver ce léger état d’incertitud­e que j’appelais à l’époque, avec une touche de snobisme: mon trouble russe.» Partir pour Malakoff la russe à la recherche de Sam Szafran dont le nom ne dit rien à personne ou presque : tel est à peu près le projet avec lequel Gregory Buchert remporte la résidence. Au passage, il conserve le prénom slave de Gregor, Beugnot étant le nom d’un basketteur ami de son père, et il se met à voir des «y» partout, à se souvenir que son père se prénommait Yvon. Il n’y a pas pensé tout de suite, car «sur la cartograph­ie de ma mémoire, Yvon Buchert n’est rien d’autre qu’un chemin vicinal noyé –faute d’entretien – sous les herbes folles». Incidemmen­t : «Mon père partit de Hawenau en septembre 1989 sans laisser la moindre explicatio­n.» Gregor (y) avait 6 ans. Et comment s’appelait le peintre du Second Empire, envoyé par Napoléon III à Sébastopol pour préparer sur place son tableau, la Prise de la tour Malakoff ? Adolphe Yvon. Et quel est le nom des beignets frits du côté de Genève, où l’ami Gregor a de bonnes raisons d’aller ? Des malakoffs. Une invention à base de fromage, quand les soldats suisses rêvaient de fondue pendant la guerre de Crimée, en 1854-1856. Il était une fois un lotissemen­t au sud de Paris baptisé la Nouvelle-Calédonie. Juste après la guerre de Crimée, le propriétai­re du terrain aménagea un parc d’attraction­s, avec reproducti­on des monuments de Sébastopol. Le siège de la ville dura onze mois, «dont quatre passés à bombarder la tour Malakhov», les troupes franco-britanniqu­es ayant fini par comprendre qu’elle avait un rôle stratégiqu­e. Sébastopol a résisté grâce à Edouard Ivanovitch Totleben, un officier qui eut l’idée de modifier sans cesse la physionomi­e de la cité, afin de désoriente­r l’ennemi, qui voyait surgir des édifices qu’il croyait détruits ou localisait à un autre endroit. Gregory Buchert rapproche le génie de Totleben de «l’obsession édificatri­ce de Kurt Schwitters». Le Merzbau de Schwitters, cet «agencement évolutif et anarchique, fait de colonnes et de cavités de plâtre», lui évoque l’appartemen­t sans cesse réaménagé de sa mère. Faut-il rapprocher Malakoff du Merzbau ? L’auteur s’y cache, s’y enroule. On s’y sent bien, tout nous fait signe. •

Gregory Buchert Malakoff

Verticales 316 pp., 22 € (ebook : 15,99 €).

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Photo MANTOVANI. Gallimard. Opale. Leemage Gregory Buchert, le 15 janvier.

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