Libération

: Lucie Baratte / Conte cruel

Un «conte gothique» de Lucie Baratte avec une île maudite, une femme piégée et un esthète du mal

- Par Frédérique Roussel

Chaque chapitre commence par «Il était une fois», comme dans tous les bons contes. Le Chien noir en est un, indéniable­ment. Il projette dans un univers familier et rêveur, une contrée imaginaire où les rois peuvent être impitoyabl­es et les princesses ravissante­s. Celle-ci a 16 ans, une magnifique chevelure au noir intense, un visage ovale aux lignes pures, des yeux aux reflets vert et or. Petite coquetteri­e d’auteure qui jette une heureuse ombre au tableau idyllique: une grande tache de naissance ténébreuse coule le long du visage, de l’oeil gauche au bas de la joue. Eugénie a un père appelé le Roi Cruel, à la renommée sanglante, dévoré par l’orgueil, passionné par les décrets, la guerre et les décapitati­ons. Il veut se débarrasse­r de sa fille, séquestrée dans une tour, au profit du plus offrant. Jusque-là, rien de bien surprenant. Ce genre de début d’histoire semble sortir d’un tréfonds commun. On pressent qu’un prince sauvera l’affaire et la donzelle, les contes finissent bien en général. Lucie Baratte ne fait pas mystère de la parenté et de l’hommage. Ses dédicaces vont à deux écrivaines : à la baronne d’Aulnoy (1651-1705), auteure de contes de fées subversifs, mariée contre son gré à 16 ans et qui complota pour faire condamner un mari buveur et coureur; et à Angela Carter (1940-1992), «qui sut transforme­r le conte en substance féminine magique». Nous y voilà. Le Chien noir s’abreuve à un filon féminin qui ne laissera pas Eugénie ingénue, devenir seulement reine et mère comblée, après avoir subi la méchanceté de certains hommes et redoré l’héroïsme d’autres. Mais voici qu’un prétendant sérieux passe le pont-levis du château, comme une porte ouverte sur le monde, promesse de fureur ou de bonheur. C’est le seuil de la transforma­tion initiatiqu­e. La silhouette qui s’avance est un quadragéna­ire richissime (en fait, il a mille ans, les contes peuvent ça), à la large stature, aux lourds vêtements de brocart foncés, aux cheveux et barbe noire d’une texture dense, aux iris d’un bleu roi. Avec, détail d’importance, il a un énorme serpent noir dessiné sur le corps dont la tête apparaît à l’encolure de sa veste. Et il susurre «sweet sixteen», genre Billy Idol, à sa dulcinée.

Vient-il pour la sauver et pour l’aimer? Son allure et son nom balaient tout romanesque: le Roi Barbiche. Son royaume se trouve au-delà de l’horizon. Et c’est là sans doute que va s’y dérouler l’acmé du conte : sur une île sauvage, où le soleil ne parvient pas à percer sous la frondaison dense et glaciale, avec au centre un immense château. «Cette impression­nante masse d’obscurité luisante qui émergeait de la brume dépassait de loin tout ce que l’on peut imaginer de fantastiqu­e et d’inquiétant.» Aller plus loin pousserait à déflorer une narration qui joue sur la peur et le cauchemar, le sexe et la torture. Miroir ô terrible miroir de nos angoisses. Disons seulement que la demeure de Barbiche dépasse en décorum sombre et gothique tout ce qu’on a pu lire auparavant dans des textes merveilleu­x : fresques géantes avec des animaux qui s’agitent, tapisserie­s magiques où des cerfs et des biches animés se font égorger sans cesse et où un essaim d’oiseaux couleur de fumée crève éternellem­ent les yeux d’une femme… Sans parler de la «collection» du maître des lieux, qu’il tient à montrer à sa jeune épousée le soir même de leur arrivée. Elle fait songer à celle de Martial Canterel dans Locus Solus. «Dans d’énormes globes de verre soufflé, des membres d’une odieuse difformité étaient agités d’une vie propre : suspendus dans les airs, ils répétaient inlassable­ment leur ballet monstrueux.» Cette première galerie d’horreur s’apparente à un hors-d’oeuvre pour cet esthète du mal, épris de tableaux vivants conçus avec des morts. Son château s’avère un labyrinthe sans fin, où le seul réconfort à l’ennui de l’enfermée vive sera une bibliothèq­ue précieuse et assez magique elle aussi.

Plusieurs fils trament le Chien noir. On y reconnaît le Barbe Bleue de Perrault: outre le clin d’oeil dans son nom, le Roi Barbiche donne une petite clé d’or à Eugénie avec l’interdicti­on formelle de s’en servir. On peut y retrouver aussi, comme le relève la spécialist­e du conte littéraire français Elisabeth Lemirre dans une passionnan­te postface, le duc de Blangis, des Cent Vingt Journées de Sodome, de Sade. D’autres motifs rappellent des personnage­s familiers de contes. Dans cette jolie sauce bien sombre, noire ébène, Lucie Baratte a rajouté de petites fantaisies contempora­ines, le twist, le Monopoly, le thé tchaï… et habilement une forme de libération féminine. Quant au chien noir du titre, autre avatar des contes de pleine lune, on n’en dira pas plus, mais il compte. •

L’homme susurre «sweet sixteen», genre Billy Idol, à sa dulcinée. Vient-il pour la sauver et pour l’aimer ?

Lucie Baratte Le chien noir Un conte gothique

Postface d’Elisabeth Lemirre. Editions du Typhon «Les Hallucinés», 186 pp., 17 € (ebook : 11,99 €).

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