Stéphane Lagorce se fend la poire
Des fruits qui parlent avant d’être «exécutés», des blagues potaches à consommer pendant la dégustation… Dans son livre, cet éditeur et cuisinier atypique s’emploie à faire rire le lecteur tout en éveillant son goût et sa curiosité.
De l’aveu même de son auteur, le Grand Précis des fruits à éplucher et leurs recettes sans pépins (1) est un livre de cabinets. Soit 272 pages autour de trente fruits, de l’abricot au raisin en passant par la framboise, à ranger entre le papier toilette triple épaisseur et le Bourgmestre de Furnes de Georges Simenon. Mais pourquoi diable s’intéresser ainsi au kiwi et aux pommes sur le siège d’aisance? «Parce que tu peux prendre mon livre par tous les bouts, tu l’ouvres, tu le refermes et tu y reviens quand tu veux», explique Stéphane Lagorce, fondateur des éditions Homo Habilis dont voici le deuxième titre, après le Grand Précis des vins au naturel (2).
Barrée.
Voilà un drôle de zig qui semble complètement à rebours du rouleau compresseur éditorial du boire et du manger qui, à coups de recettes simplissimes et sous la barre des dix minutes chrono, a décomplexé une foultitude de puceaux des fourneaux, ce qui en soi est une bonne nouvelle. Mais les michetons pressés du racolage culinaire encouragés par les émissions culinaro-SM seront-ils sensibles à la membrane cellulaire de la poire, à l’amidon de la châtaigne, aux transferts de chaleur par conduction et par convection lors de la cuisson à l’étuvée de la pomme à la casserole? Dit comme ça, ces sujets relèvent davantage du contraceptif textuel que de la gastronomie glamour. Sauf que Stéphane Lagorce est tout excepté un auteur tue-l’amour. S’il a baptisé, il y a trois ans, sa maison d’édition Homo Habilis, c’est que «ça l’amusait d’avoir une carte de visite préhistorique et que l’Homo habilis a été le premier homme à transformer un objet en outil». Façon de dire qu’il tourne autour de la pomme comme nos lointains aïeux autour du caillou pour en débusquer le plus bel éclat de curiosité, alliant à la fois «la rigueur scientifique et l’humour potache». Ça, c’est écrit sagement dans la préface, car au fil des pages, l’approche est beaucoup plus barrée que le texte de promotion. A ce jour, et à notre connaissance, Stéphane Lagorce est le seul être humain capable d’interviewer des fruits, comme le révèlent les dernières paroles d’une papaye, juste avant son exécution en salade.
«Alors, tout ce voyage pour finir ainsi ?
— Ma fin n’est pas si terrible : une salade de fruits, ce n’est pas si mal, vous savez. Vous devriez penser aux boeufs quand ils terminent en ham
burgers, entre pain, ketchup et cornichons, quelle misère !
— On dit que vous attendrissez les viandes ?
— Oui, c’est exact, car je contiens en relative abondance des enzymes (papaïne, chymopapaïne), qui sont des protéases, c’est-à-dire des substances agissant comme des ciseaux découpant les grosses molécules de protéines en unités plus petites, plus digestes et plus tendres.
— Incroyable ! Et vous savez jouer aux dés aussi ? Ou tenir un ballon sur le nez ?
— En cette heure très solennelle, votre ironie est très mal venue. Juste un mot car je vois le couteau approcher: si vous me dégustez nature, sucrezmoi un tout petit peu et surtout acidifiez-moi de quelques gouttes de jus de citron qui révéleront ma personnalité, subtile et pénétrante à la fois. — Certes. Quelles sont vos dernières volontés ?
— Ne me choisissez pas trop mûre, un peu de fermeté me sied parfaitement. Coupez-moi en deux, ôtez mes magnifiques graines noires comme le caviar puis, ma foi, faites ensuite comme bon vous semble.»
Marionnettiste.
Stéphane Lagorce dote chaque fruit d’un «certificat d’identité et de moralité», où l’on savoure les antécédents judiciaires du citron «pris en flagrant délit de déglaçage d’une recette de cuisine», la profession de la figue qui «adoucit la fin de l’été», celle de la noix de coco «roi de la poudre», et les signes particuliers de la datte, «traîtrise du noyau, ennemi des bridges». On l’aura compris, l’auteur est un marionnettiste du savoir, capable de tirer toutes les ficelles de la langue pour le rendre délectable, convoquant ainsi l’inimitable Coluche dans un devoir sur table à propos de la cerise : «Cueillir les cerises avec la queue, la chose étant trop difficile avec la main», disait l’humoriste. Mais il ne fait pas que bavarder avec les fruits, il les «démonte comme on le fait pour un moteur afin d’expliquer comment il fonctionne» à grand renfort de schémas. Prenez une cellule de pêche, elle est remplie d’eau à ras la gueule et la membrane qui l’entoure est des plus fines. Résultat des courses, au moindre choc dans la cagette ou dans votre compotier, la membrane cède et laisse passer l’eau qu’elle contient. La pêche devient molle et pourrit à la vitesse grand V. Mais Stéphane Lagorce n’est pas du genre à battre en retraite au bord de la Bérézina. Il met en avant la jutosité exceptionnelle de ce fruit : «Si vous faites mariner des quartiers de pêches, ils donnent du jus plus qu’ils n’absorbent de marinade (au vin blanc, au jus de fruits, à ce qu’on voudra bien) et donc concentrent leur saveur. C’est pourquoi les pêches sont si diaboliquement savoureuses marinées dans du vin rouge, par exemple. Leur comportement à la cuisson est différent : elles deviennent très vite tendres du fait de la faiblesse de leurs membranes cellulaires. L’eau qu’elles contiennent s’évapore en partie et donc, les saveurs, à nouveau, se concentrent.»
De la théorie aux fourneaux, il n’y a qu’un pas franchi allègrement au chapitre travaux pratiques, qui rassemble une trentaine de recettes, dont «les pêches en tarte fine». Au passage, Stéphane Lagorce en profite pour glisser une galéjade dans la composition de la pâte où figurent 140 grammes d’un mystérieux monoxyde de dihydrogène, vieille blague de laborantin pour effrayer les non-initiés puisqu’il ne s’agit en fait que d’eau. Dans cet éditing iconoclaste, on se régale aussi des «platitudes de bas de page» où l’auteur raille les éternels commentaires accompagnant les recettes du genre «avec cette tarte tiède, ne résistez pas au plaisir d’une belle boule de glace à la vanille». «A chaque fois, c’est pareil, s’insurge Stéphane
Lagorce. Dès qu’il y a une tarte au menu, le syndicat des adorateurs de platitude veut tout le temps nous fourguer sa glace à la vanille, ou sa chantilly. Faites rempart de votre corps et ne laissez jamais approcher la glace à la vanille de votre magnifique tarte aux pêches, sous aucun prétexte.»
«Un cancre».
Ce Grand Précis des fruits à éplucher est le livre d’un sacré Homo habilis, curieux de tout et touche-à-tout. Il est la somme de ses vies. Fils d’un ancien sprinteur devenu journaliste à l’Equipe, Stéphane Lagorce affirme qu’il était «un cancre» à l’école. A la fin des années 70, il choisit d’apprendre la cuisine, un peu en souvenir d’un grand-père boulanger qui l’emmenait livrer le pain en Dordogne, aussi «parce qu’il avait envie de faire quelque chose avec ses mains». C’est l’apprentissage «à la dure» chez Jean Delaveyne (1919-1996), un chef, pionnier de la Nouvelle Cuisine. Il commence par peler des oignons et observe les autres. «Les mecs ne te disaient pas comment faire. Tu devais regarder et reproduire super bien leurs gestes. Sinon, tu te faisais défoncer.» A la vingtaine, le CAP de cuisine en poche, il part à New York, travaille dans deux restaurants français, tout en confectionnant des crêpes à Long Island pour payer son loyer. On le retrouve ensuite à Pékin en 1984 pour l’ouverture du restaurant Maxim’s. «Lagorce, ne vous trompez pas. Vous savez, le luxe, c’est social ! Et c’est pour ça que nous allons en Chine», l’avait prévenu Pierre Cardin, propriétaire de Maxim’s et qui fut le premier Français à s’implanter dans la Chine communiste à la fin des années 70. De ses trois années folles chinoises, il a d’ailleurs fait un délicieux bouquin Cuisine, marxisme et autres fantaisies (3). Le retour en France le déprime, même s’il occupe le prestigieux poste de chef saucier chez Maxim’s à Paris. Il enchaîne ensuite les jobs dans l’industrie de la grande bouffe, où l’on fait passer le boeuf bourguignon de la cocotte au semi-remorque de la grande distribution. Le soir, il bûche son diplôme d’ingénieur en sciences et techniques de l’industrie agroalimentaire et devient consultant à son compte. On le sent farouchement et frugalement indépendant entre les centaines de pages de livres culinaires qu’il a noircies, ses cours à l’école d’ingénieur AgroParis Tech, sa passion pour le violoncelle et sa maison d’édition, où il entend faire des livres «dans la sobriété mais qui vieilliront lentement».•
(1) Sur Homo-habilis.eu et en librairie le 12 juin.
(2) Ed. Homo Habilis (2019), 28 €.
(3) Ed. de l’Epure (2017), 16 €.