Libération

Ami de nuit

Frédéric Signoret Ce responsabl­e de l’associatio­n les Compagnons de la nuit qui, confinemen­t ou pas, aide les sans-abri, aura la retraite accueillan­te et affective.

- Par Willy Le Devin Photo Marc MELKI

Le coronaviru­s alourdit encore l’addition. Soudain, la France paraît peuplée de ceux qu’on ne voulait pas voir. Frédéric Signoret nous engueulera­it sûrement pour ce «ceux», lui qui peste contre l’emploi du pluriel à l’endroit des personnes fragiles, «comme s’il s’agissait d’une entité propre, à part». Chez les Compagnons de la nuit, l’associatio­n d’aide aux sans-abri qu’il a rejointe, la pandémie n’a pas altéré le serment : le service a continué d’être assuré, vaille que vaille. Avec une bizarrerie notable : le tocsin a sonné la retraite juste avant le confinemen­t pour le boss, refermant trente ans d’histoire du Paris nocturne. Vertige soudain de la solitude, quand les fantômes des autres ne sont plus là pour faire écran. «Maintenant, il faut que je m’occupe de moi…» Trois heures d’entretien ont violemment embué ses yeux. A dire vrai, Frédéric Signoret rit pour ne pas pleurer : «Bientôt, je ne verrai plus que des gens normaux.» Fini les partouzes culturelle­s entre ADF (avec domicile fixe) et SDF, les lambadas jubilatoir­es, les conférence­s avec Edgar Morin, Tignous ou Danielle Mitterrand. Rideau aussi sur ces fébriles instants de grâce, quand un mec à la rue s’était émerveillé de chier de l’or, après le passage d’un chocolatie­r blindé d’échantillo­ns à 700 balles le kilo.

L’associatio­n de bienfaiteu­rs s’est troussée sur le comptoir d’un repaire comme on n’en fait plus : le Cloître, vénérable bastringue des hauts du Quartier latin, où zonards, naufragés et philanthro­pes fraternisa­ient (visionnair­es) avec le coude. C’était le Paris des années 90. La chienlit administra­tive n’avait pas encore vitrifié les enseignes polissonne­s du centrevill­e, vive la pépie des oiseaux de nuit…

Parmi eux, Frédéric Signoret et Pedro Meca, deux coeurs tendres ayant consacré leur vie aux plus démunis. Le premier, fils d’un médecin militaire, a planqué des coqs de combat dans sa piaule et vendu des assurances avant de trouver sa vocation dans l’éducation spécialisé­e. Le second, à la destinée singulière et syncrétiqu­e, a trafiqué des moteurs de camions et des clopes, célébré la cause basque, le tout en révérant Dieu chez les dominicain­s. Une de ces nuits fiévreuses au Cloître, Meca propose à Signoret de le rejoindre aux Compagnons de la nuit, l’une des aventures associativ­es les plus audacieuse­s de Paris. «Notre petite utopie», comme dit l’intéressé, aux faux airs de Moustaki.

Nichés rue Gay-Lussac, dans le Ve arrondisse­ment de Paris, les Compagnons de la nuit occupent un lieu au nom cryptique : la Moquette. C’est ici, depuis presque trente ans, enserrés dans un sous-sol aux murs bienveilla­nts, qu’ADF et SDF s’en payent une bonne tranche. En simple asso loi de 1901, les Compagnons proposent des soirées culturelle­s, des débats et… des revues de presse. Voilà comment, un jour de 2011, notre téléphone a sonné. Frédéric Signoret problémati­se ainsi la chose : «Puisqu’on a du temps, autant faire un truc pas trop con ?» Ma foi, banco. Trois heures durant, on a discuté, débattu, ri et défié une trentaine de paires d’yeux affûtés niveau news. Dans la rue, le journal est un fil de vie, un écrin d’histoires et un lien vers les autres. Une métaphore du sempiterne­l combat mené par Frédéric Signoret, dont la maxime est martelée dur : «Il n’y a pas de “eux” et de “nous”. L’exclusion sociale est un concept pourri. On peut être exclu du champ politique, économique, mais on n’est jamais exclu du social !»

A la Moquette, on prend donc les humains comme ils se pointent : pelés ou barbus, crades ou rafraîchis, à jeun ou blindés. On mixe le tout et on vit l’instant. Un altruisme qui engage autant qu’il exige. Avec force années, l’équipe a appris à observer, pour déjouer les éclats et polir les déceptions : «On rit parfois autant qu’on s’engueule, mais on s’en fout. L’idée, c’est que les gens n’aillent pas plus mal que quand ils sont venus. On n’est pas là pour les materner, les humilier», dit Frédéric Signoret. Qui maudit les clichés accolés aux sans-abri: «Quand un mec déboule avec sa bouteille de blanc, je la lui mets au frigo. Parce qu’objectivem­ent, le blanc frais, c’est meilleur, et qu’il en a sûrement besoin. Idem quand une femme sent très mauvais. Pour se donner bonne conscience, l’alpha et l’oméga de la prestation d’aujourd’hui, c’est de lui proposer une douche. Sauf qu’une femme à la rue, plus elle pue, plus elle se protège contre les agressions et les viols.»

Si, à Paris, le tissu associatif résiste

(Signoret est plutôt laudateur sur la politique d’Anne Hidalgo), quarante ans de coupes budgétaire­s ont essoré la solidarité. Chaque année, près de 600 personnes meurent dans la rue, moyenne d’âge 49 ans, soit 30 de moins que l’espérance de vie française… Ajouté au mépris des libéraux pour la prévention, le système «est de plus en plus violent», assure-t-il. Sa tare ultime ? «Ranger les personnes dans des carcans administra­tifs, quand les emmerdes sont multifacto­rielles.» Comme souvent, Frédéric Signoret se mue en juke-box d’histoires drôles pour illustrer le propos : «C’est une assistante sociale qui se balade au bord du canal Saint-Martin. Elle voit un homme tomber et se noyer. Là où la raison voudrait qu’on se jette à l’eau pour le sauver, elle se penche en avant et dit : “Monsieur, vous pouvez préciser votre projet ?”»

Adolescent, Frédéric Signoret n’a pas été dans la bonne vie. Né au Tchad, il a grandi à Madagascar, puis en Nouvelle-Calédonie, au gré des affectatio­ns d’un père médecin militaire. «L’univers colonial» le rebute, si bien qu’à peine majeur, il met les voiles en solitaire pour l’Artois, au hasard. C’est là qu’il va se muer en improbable VRP du secteur tertiaire. En 1979, il déniche sa boussole au foyer Espoir de Vitry-sur-Seine, dirigé par le psychiatre et compagnon de route du Parti communiste Stanislaw Tomkiewicz. Frédéric Signoret dit de l’éducation populaire qu’elle est «évidemment politique», c’est-à-dire de gauche : «Je n’ai voté qu’une fois à droite, pour Chirac. Tu sais ce que dit un facho à un Noir qui a un flingue ? “Bonjour, monsieur.” J’emmerde les fachos !»

Dès qu’il le pourra, Frédéric Signoret mettra le cap sur Aouste, dans la Drôme, où il a acheté une grande maison. Un nouveau repaire pour les Compagnons qui oseront le voyage, mais un joyeux camp de base, surtout, pour ses quatre enfants. Cette fois-ci, des larmes caressent ses joues : «Je suis incroyable­ment fier d’eux.» Les amuse-gueule de néoretrait­é sont déjà chauds : mécanique moto, pastis et sketchs de Desproges sous les étoiles. En dégrafant le poster des Simpson qui trônait au-dessus de son bureau de la rue Gay-Lussac, il a listé les dernières tâches qui lui restaient à accomplir : «Trouver du fric pour les Compagnons, trouver du fric pour les Compagnons… Penser à rendre la clé, sinon je vais revenir souvent.» •

2 octobre 1957 Naissance.

1992 Naissance de Dinah Judith.

1995 Naissance de Matteo.

2005 Naissance de Gaspard.

2008 Naissance de Sacha.

2020 Retraite.

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