Libération

La rage de rire

Humoriste et acteur, Guy Bedos, figure de la gauche culturelle, est mort à 85 ans.

- Par Laurent Joffrin

Un tendre atrabilair­e, un comédien acide mais généreux, un comique pour tous et néanmoins «gauche caviar», un militant distancié, un compagnon de route ronchon et intransige­ant pour les leaders du PS, du PC ou de La France insoumise : avec Guy Bedos, c’est un pan de la culture populaire qui s’en va, en même temps qu’un symbole incommode pour la gauche française.

Avec lui, le cliché du clown tragique prend tout son sens. Un père autoritair­e, réactionna­ire, qui bat sa mère, laquelle se venge sur son fils : l’enfance algérienne de Bedos est aussi un enfer, qui lui laisse une blessure à vie. Famille antisémite, maréchalis­te : Bedos, qui a le sens de la contradict­ion dès l’âge de raison, adopte pour le restant de ses jours l’espérance de la justice, toujours déçue, toujours renouvelée. Pied-noir qui n’aime pas les colons, Français d’Algérie qui comprend vite que ces deux entités doivent se séparer, il fait une grève de la faim pour ne pas être mobilisé dans la «sale guerre». Il dira ensuite qu’il a préféré «Camus à Enrico Macias».

Vache enragée

Une fée ironique s’est penchée sur son berceau de douleur : il sait faire rire, instinctiv­ement, naturellem­ent. Rire de lui-même et des autres avec une égale acuité. A moins de 20 ans, il se tourne vers le théâtre classique, dont il apprend sans peine les rudiments. Abonné à la vache enragée, acteur sans le sou dans le Paris des Trente Glorieuses, il rencontre Prévert qui lui dit: «Vous devriez écrire.» Leçon entendue : il perce au music-hall, dans des sketchs vite changés en classiques du genre. Sophie Daumier, comédienne piquante au destin tragique, est sa partenaire en drôlerie grand public. Avant Coluche, avant Desproges, il devient maître dans l’art du second degré, campant des personnage­s de machos ridicules ou de racistes à front bas, dans des numéros qu’on n’oserait sans doute plus diffuser aujourd’hui.

Sa notoriété acquise, il tourne film sur film, joue pièce sur pièce et trouve encore le temps d’écrire une longue série de livres d’humour ou de souvenirs. Yves Robert, dans les deux épisodes de sa comédie très seventies, Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis, le consacre comme acteur national quand il incarne un médecin hypocondri­aque et immature martyrisé par une mère juive pied-noir exubérante.

Bedos est en même temps devenu un pilier du one-man-show –on ne dit pas encore «stand-up»–, lancé dans de longs monologues hilarants, souvent improvisés, appuyés sur la lecture des journaux et les incongruit­és de l’actualité. Méchant et écorché vif à la fois, prince du bon mot – on ne dit pas encore «punchline» –, il donne à l’humour de gauche ses lettres de noblesse, ravi de faire enrager le bourgeois, de rabaisser l’armée, l’Eglise, les importants, les gouverneme­nts de droite et même de gauche. Se souvenant de ses duos avec Sophie Daumier, retirée de la scène, il aime apparaître avec un ou une alter ego en humour décapant, Michel Boujenah, Smaïn ou Muriel Robin. Familier des studios de télé, il émaille ses prestation­s de sorties provocatri­ces à la Charlie Hebdo, au plus grand plaisir d’un «peuple de gauche» qui se reconnaît en lui. Ce qui ne l’empêche pas de monter au théâtre des spectacles ambitieux, telle cette Résistible Ascension d’Arturo Ui, le classique de Brecht.

Oncle irascible

Il est de tous les émois et de tous les combats de la gauche, et parfois de ses erreurs. Il est adhérent à la Ligue des droits de l’homme, défend les sans-papiers, soutient Droit au logement, et, en vertu de sa liberté de pensée et de son précoce compagnonn­age avec la mort et la maladie, milite à l’Associatio­n pour le droit de mourir dans la dignité. Il est des comités de soutien aux candidats socialiste­s, camarade qui ne s’en laisse jamais conter. Il fréquente volontiers leurs meetings sans jamais être tout à fait convaincu. Il aide Mélenchon ou Montebourg, adepte de la «gauche de gauche», même s’il vote Macron en 2017, «contre Marine Le Pen».

Il s’égare aussi à approuver Yvan Colonna, ou bien à cautionner les pétitions favorables à Cesare Battisti, le faux innocent du terrorisme italien réfugié en France. Il est dur avec la droite mais intransige­ant avec la gauche, qui le déçoit souvent et qu’il épaule toujours. Durant soixante ans de carrière, il est resté dans le paysage français, comme un oncle irascible et hilarant qu’on retrouve dans les dîners de famille, impitoyabl­e avec les puissants, secourable avec les autres, méchant à bon escient, référence nationale de l’humour politique et statue du commandeur adepte de la dérision, qui enrage devant les errements de ses leaders mais jamais ne les abandonne, tel un franc-tireur de la fidélité. •

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