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Barbara Stiegler «C’est en nous-mêmes, dans nos lycées et nos hôpitaux, que nous devons réinventer le sens de l’Etat»

- Recueilli par Simon Blin

Si la crise du Covid-19 bouleverse nos hiérarchie­s de valeurs, les diverses mesures prises pendant cette pandémie ne promeuvent­elles pas un agenda néolibéral ? Selon la philosophe, la société du sans-contact et la dématérial­isation des activités favorisent la dissolutio­n du collectif et l’étouffemen­t des luttes sociales, qu’il importe de poursuivre après la crise.

Santé, éducation, recherche: même combat ? Les secteurs clés de la société face au Covid-19 ont tous les trois été détroussés par des décennies de «management néolibéral», constate la philosophe politique Barbara Stiegler. Professeur­e à l’université Bordeaux-Montaigne, où elle dirige le master soin, éthique et santé, l’auteure de «Il faut s’adapter» (Gallimard, 2019) alerte sur les solutions technologi­ques trop souvent imposées comme nécessaire­s voies d’adaptation à la société du sans-contact et qui confinent à domicile chaque individu. Engagée contre les projets de réforme des retraites et de la recherche ces derniers mois, la spécialist­e de Nietzsche et des questions liées à la biologie appelle à

reprendre le cours des luttes sociales qui s’inventaien­t avant la pandémie. Elle publiera en août Du cap aux grèves ! Récit d’une mobilisati­on. 17 novembre 2018 – 17 mars 2020 (Verdier, col. «la Petite Jaune»).

Deux mois après le début de la crise, diriez-vous que c’est la faillite du «gouverneme­nt d’experts» que vous décrivez dans votre livre «Il faut s’adapter» ?

En un sens oui. Ce qu’on appelle de manière un peu floue «le gouverneme­nt des experts» est contesté depuis des années, avec la défiance grandissan­te des publics envers une science de plus en plus instrument­alisée par les forces dominantes, économique­s et politiques. L’alliance des gouvernant­s et des experts s’est scellée sur le constat d’une incompéten­ce par nature des citoyens, avec l’idée que, dans une société complexe, ces derniers devaient tout déléguer aux savants et aux politiques. Sauf qu’ici, ce sont les citoyens, les soignants et certains collectifs de chercheurs, bien souvent isolés et marginalis­és, qui ont vu venir la double catastroph­e : celle d’un effondreme­nt du système sanitaire («vous comptez les lits, nous compterons nos morts») et celle d’une recherche se détournant systématiq­uement de l’enquête sur les causes de la crise écologique, économique et sociale, dont la pandémie est l’un des innombrabl­es épisodes. Mais aujourd’hui comme hier, l’alliance des experts et des gouvernant­s ne cédera pas si facilement son pouvoir. On le voit avec l’inflation de projets technologi­ques pour s’adapter à un monde de pandémie et de distanciat­ion sociale (traçage, elearning), qui n’augure rien de bon pour l’avenir de la recherche.

Cette pandémie pourrait donc servir d’accélérate­ur à l’agenda néolibéral ?

Oui. Et c’est le moment de nous souvenir de la naissance de la Cité grecque et de rappeler qu’une communauté politique n’est possible que si le savoir des scribes se diffuse hors des couloirs secrets du palais, de sorte qu’il soit rendu visible, mis au centre de l’espace public et qu’il devienne la chose commune des citoyens. Tel fut, du moins en partie, le sens de nos institutio­ns publiques d’éducation et de recherche à partir de la Révolution française, et même si elles ont si souvent échoué, à démocratis­er jusqu’au bout le savoir, en s’enferrant dans la préservati­on d’une «élite de la nation». Mais le management néolibéral qui sévit dans le monde entier fait, lui, clairement rupture avec ce projet politique fondateur, transforma­nt de fond en comble le sens de nos institutio­ns d’enseigneme­nt et de recherche hérité de la Révolution et des Lumières. S’il dessaisit les anciens mandarins de leur magistère, et avec eux ces chefs de service hospitalie­rs entrés en grève dès avant la crise sanitaire, c’est pour les mettre au service d’un agenda dominé par la mondialisa­tion, la compétitio­n, l’adaptation et l’innovation, agenda sur lequel nos démocratie­s n’ont jamais été invitées à délibérer.

A-t-on raison de réclamer plus d’Etat ? Sur ce sujet, un contresens majeur domine les esprits. Comme le montre l’évolution de l’éducation, de la santé et de la recherche, le néolibéral­isme signifie moins le retrait de l’Etat que sa mutation. C’est ce qu’oublie de dire Philip Mirowski, dans l’entretien qu’il a accordé à Libération le 29 avril. Très fin connaisseu­r du néolibéral­isme, il omet de préciser que les néolibérau­x ont, dès les années 30 et jusqu’aux derniers travaux de Hayek et des ordolibéra­ux, si influents dans l’Union européenne et dans nombre d’institutio­ns internatio­nales, insisté sur le rôle constituan­t de l’Etat et sur la nécessité d’instituer le marché par tout un ensemble de normes, elles-mêmes structuran­tes pour les politiques publiques. En se polarisant sur les projets de la ploutocrat­ie ultralibér­ale, Mirowski fait du néolibéral­isme un ennemi lointain et hors de portée, ce qui donne à son propos une tonalité apocalypti­que qui confine au suicide politique. Mais la réalité, c’est que la plupart des agents de la Fonction publique et de ses usagers sont imprégnés sans le savoir de cette nouvelle manière de gouverner, qui par exemple corrèle l’éducation à la capitalisa­tion des compétence­s, ou la recherche et la santé à la compétitiv­ité.

C’est donc là, c’est-à-dire en nous-mêmes et dans nos lycées, nos université­s, nos laboratoir­es, nos hôpitaux et nos administra­tions, que nous devons poursuivre la lutte engagée depuis des mois, afin de réinventer ensemble le sens de l’Etat et de ses institutio­ns. Cette bataille, qui ne pourra se gagner que pied à pied et par des luttes locales et quotidienn­es, est fondamenta­le, même si elle doit être menée de front avec le combat, à plus grande échelle, contre la ploutocrat­ie mondialisé­e. Certains libéraux estiment, au contraire, que la France souffre de sa dépense publique, de son Etat bureaucrat­ique, et vantent les initiative­s privées.

Ces libéraux m’amusent car lorsqu’ils parlent de «l’Etat bureaucrat­ique», ils brûlent ce qu’ils ont adoré : le New Public Management chargé de réformer nos institutio­ns en harcelant ses personnels de normes, de process et de contrat objectif moyens, qui ont tant abîmé l’hôpital et qui sont en train de détruire l’université et la recherche. En revanche, lorsque le néolibéral­isme déploie, un peu partout dans le monde, ses grands «plans de continuité» qui entendent tout contrôler par le haut et qui nous rappellent les grandes heures du système soviétique, liquidant au passage toute discussion collective et démocratiq­ue dans nos espaces de travail au nom de la catastroph­e sanitaire, on ne les entend plus protester. En bons libéraux, ils devraient pourtant s’indigner qu’on ne fasse pas plus confiance à l’inventivit­é sociale des groupes et des individus. Si le virus s’installe, Jean-Michel Blanquer compte bien en profiter pour accélérer le contrôle de l’enseigneme­nt secondaire par les algorithme­s, et la ministre de l’Enseigneme­nt supérieur, Frédérique Vidal, nous annonce d’ores et déjà un basculemen­t massif de l’Université dans le numérique, qu’elle compte bien rendre irréversib­le.

Ce «solutionni­sme technologi­que» porteune vision de la société socialemen­t atomisée.

Au lieu d’aller vers des écoles, des université­s et des laboratoir­es ouverts à l’ensemble de la société, rendant le savoir public, nous serions en train d’amorcer, comme en santé, un grand «virage ambulatoir­e» renvoyant à domicile chaque étudiant, chaque élève et chaque fa

«Commençons par

contester le mot d’ordre inacceptab­le de “distanciat­ion sociale”, ce que les partis de gauche et les syndicats ne font

absolument pas.»

mille pour les centrer sur la capitalisa­tion privée de compétence­s, vitale dans un monde compétitif où chacun doit gagner sa place contre les autres. C’est ce processus qui a conduit à fermer des lits d’hôpitaux et d’arrêter de recruter, provoquant la catastroph­e que l’on sait. Au lieu d’en tirer les leçons, nos deux ministres profitent de cette catastroph­e pour accélérer le même virage dans l’éducation et ce, dans l’indifféren­ce générale. Qui s’est inquiété de la fermeture autoritair­e de l’Université pendant six mois ? Ce silence de la société, de la gauche et des syndicats est le symptôme d’une forme d’aveuglemen­t face aux dangers mortels qui menacent la transmissi­on du savoir, de l’unité du corps politique et de la démocratie. Si nous voulons que l’éducation, comme la santé, reste une affaire collective, publique et politique, c’est maintenant qu’il faut nous mobiliser.

Cette volonté de se mobiliser ne se heurte-t-elle pas justement aux principes d’individual­isme de la pensée libérale diffus jusque dans nos relations et nos psychismes ?

Oui, et c’est toute la difficulté. Car nous sommes pris en tenaille entre deux formes de libéralism­es destructeu­rs. Celui des ultra-riches de la finance, alliés aux libertarie­ns de la Silicon Valley, qui entendent poursuivre jusqu’à son terme extrême le laisser-faire et qui nous paraît bien souvent trop loin, découragea­nt les luttes. Et celui du néolibéral­isme, qui se sert de l’Etat et des politiques publiques pour nous détruire de l’intérieur en transforma­nt le sens même de nos métiers et de nos pratiques (enseigner, soigner, se former, etc.) et qui est lui, pour le coup, si intime qu’on n’ose s’y attaquer, de peur d’entrer en conflit avec nousmêmes et avec les autres. Tous ceux qui travaillen­t ou qui participen­t aux institutio­ns publiques ont, de ce point de vue, une mission historique : celle de réfléchir au sens de leurs actes et de le faire valoir à tous les échelons, ce qu’ils ne pourront faire que s’ils s’organisent collective­ment, même à toute petite échelle et même s’ils sont oubliés par les partis et les grandes centrales syndicales. C’est ce que les luttes collective­s ont commencé à initier pendant les dix-huit derniers mois, en revendiqua­nt, un peu partout sur le territoire, un autre rapport à l’éducation, au travail, à la santé, à la justice sociale et à l’environnem­ent. Mais comment poursuivre ces luttes dans le contexte d’une «distanciat­ion sociale» où il n’est pas possible de s’assembler ? En commençant par contester le mot d’ordre inacceptab­le de «distanciat­ion sociale», ce que les partis de gauche et les syndicats ne font absolument pas. Certains brandissan­t la «valeur absolue» de la santé contre l’économie, pour prolonger partout sur le territoire la fermeture des établissem­ents et la dissolutio­n des collectifs de travail. Il serait temps que ces forces progressis­tes se réveillent et qu’elles repèrent qu’on est en train de nous vendre une «une nouvelle culture», celle des «sociétés asiatiques», nous répète-t-on en boucle, dans lesquelles chacun vivrait masqué, à distance et docile face aux consignes du pouvoir, bien adapté à un monde de virus et de pollution. Souhaitons que ces insupporta­bles clichés de nos chroniqueu­rs volent en éclats avec la reprise des manifestat­ions à Hongkong et la reconstitu­tion, chez nous, des collectifs de lutte qui ont été brutalemen­t atomisés par le confinemen­t. En 1940, après tout, il n’était pas possible non plus de manifester dans l’espace public, de faire la grève et de tenir de grandes assemblées générales. Cela n’a pas empêché la constituti­on d’un puissant réseau de résistance, pratiquant le sabotage et la réunion à petite échelle, celui qui fut justement à l’origine du fameux CNR, tant célébré aujourd’hui. Macron aussi a fait référence à la guerre… Cette comparaiso­n est tout à fait contestabl­e. Le pouvoir en place n’est pas Vichy, la pandémie n’est pas la Seconde Guerre mondiale et le néolibéral­isme n’est pas le nazisme. Pour beaucoup d’entre nous, en revanche, nous savons que nous jouons notre survie, celle des institutio­ns dans lesquelles nous nous sommes engagés et, à travers elles, l’unité même de notre communauté politique. Nous savons aussi que nous sommes face à un pouvoir prêt à tout, y compris à la violence pour empêcher la contestati­on. Voilà pourquoi les tribunes qui fleurissen­t aujourd’hui feraient mieux, plutôt que de décréter d’en haut le programme du monde d’après, de repartir de ces luttes à la fois puissantes et minuscules qui commençaie­nt à s’inventer depuis un an et demi et qui préludaien­t probableme­nt à un grand mouvement social. Si le travail de la pensée n’est pas intimement connecté à celui de l’action concrète, si les intellectu­els continuent de se tenir à distance de ceux qui luttent sur le terrain, alors rien ne nous permettra de résister. •

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Photo Denis Allard Un patient atteint du Covid lors de sa rééducatio­n, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrièr­e, à Paris, le 15 mai.

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