Chelsea Hotel La bohème malgré le virus
Symbole de la vie artistique new-yorkaise des années 50 à 80, l’iconique maison a attiré de nombreux hôtes illustres, de Warhol à Sid Vicious. A l’heure de l’épidémie, visite auprès de quelques artistes qui y vivent encore, confinés dans cet hôtel désormais fermé et aux décors inchangés depuis des lustres.
Sa première nuit confinée au Chelsea Hotel, Caroline Caldwell a sorti une planche de ouija pour une séance de spiritisme afin de «convoquer l’esprit de Nancy» – Nancy Spungen, retrouvée morte poignardée dans la chambre 100 de l’hôtel en 1978 ; son compagnon, l’icône punk des Sex Pistols Sid Vicious, avait été accusé de son meurtre, mais le mystère demeure.
Quand, en mars, le gouverneur a décrété le confinement à New York, Etat de loin le plus touché par la pandémie dans le pays, Caldwell, une jeune artiste de Brooklyn, a accouru se confiner chez un ami, le photographe australien Tony Notarberardino, locataire du Chelsea Hotel depuis les années 90. Le confinement est toujours en place à New York, et Caldwell, illustratrice et muraliste, emploie ses journées à dessiner, lire, jouer aux échecs, faire du feu dans la cheminée de l’appartement… Et «apprendre à tatouer, raconte-t-elle. J’ai commandé du matériel sur Internet. Je m’entraîne sur moi pour l’instant, mais si je progresse bien d’ici la fin du confinement, je ferai ça comme job en complément».
RÉSIDENTS LONGUE DURÉE
Inspirée, dit-elle, par une ancienne occupante de l’appartement de Notarberardino : Vali Myers, artiste et muse de Saint-Germain-des-Prés à Manhattan dans les années 50 et 60, qui se tatouait elle-même, visage compris. Dans ce même appartement où dort aujourd’hui
Caldwell, Myers a tatoué Patti Smith, ou diverti Salvador Dalí –un ami. L’appartement, aux boiseries et moulures d’origine, murs et plafonds peints par Myers (jaune sur les murs, bleu au plafond, motifs de damier ailleurs), a été préservé à l’identique depuis son départ. Dee Dee Ramone, le bassiste des Ramones, y a vécu entre-temps. «Le couloir ressemble à une tente de cirque, il y a des tapisseries représentant des tigres, des beaux rideaux, des lampes marocaines, des bougies partout… C’est un espace sacré», décrit Caldwell. L’un de ses projets, ces jours-ci, est de «peindre dans l’appartement une fresque murale inspirée par Myers et d’autres artistes qui ont vécu dans l’hôtel». Depuis sa construction en 1883, l’iconique hôtel de la 23e Rue, à Manhattan, a hébergé des rescapés du Titanic, des soldats de la Première Guerre mondiale, mais surtout d’innombrables hôtes illustres, écrivains, musiciens, acteurs ou réalisateurs. Le Chelsea Hotel est indissociable de l’esprit bohème et de la scène culturelle newyorkaise des années 50 à 80. Chanté par Leonard Cohen, Nico ou Jefferson Airplanes, filmé par Andy Warhol… Tour à tour décor ou sujet de décennies de production, chaque artiste ajoutant à la mythologie du lieu. Dans le désordre, Edie Sedgwick, mannequin égérie de Warhol, y a mis le feu à sa chambre ; Robert Mapplethorpe, qui y a vécu avec Patti Smith, y a pris ses premières photos ; Arthur C. Clarke y a écrit 2001: Odyssée de
l’espace ; Arthur Miller s’y est installé après son divorce de Marilyn Monroe, et qualifiait l’hôtel de «chaos effrayant et optimiste». Cohen et Janis Joplin y ont eu une affaire ; Yves Klein y a rédigé le Manifeste de l’hôtel Chelsea; Madonna s’y est fait photographier pour Sex, son livre érotique.
Sa façade en briques rouges et balcons ouvragés a abrité rencontres artistiques ou charnelles, fêtes, drames, visiteurs de passage ou résidents longue durée, puisqu’il comprend à la fois des chambres d’hôtel et des appartements. Passé entre les mains de plusieurs promoteurs depuis la fin des années 2000, l’hôtel a fermé pour d’interminables travaux de rénovation. Aujourd’hui, le néon de l’enseigne ne s’éclaire qu’à moitié, et des échafaudages obstruent les colonnes vertes et les plaques commémoratives qui encadrent l’entrée. Mais une cinquantaine de locataires, dont beaucoup d’artistes («chorégraphes, compositeurs, performers…», énumère Caroline), occupent encore des appartements quasi inchangés depuis des décennies. Les fantômes de leurs prédécesseurs semblent toujours les inspirer, surtout en plein confinement : «Il y a de la magie dans ce lieu, des esprits qui nous parlent. C’est exceptionnel de ressentir cette énergie créatrice : je ne crois pas qu’elle disparaisse, avance Tony Notarberardino. Bien sûr, il n’y a plus comme avant ce flux de visiteurs, puisque l’hôtel est fermé.» Sa réouverture a été plusieurs fois repoussée, mais il se veut confiant : «La portée culturelle du Chelsea est telle que nous avons l’espoir que cela perdure.»
GRANDEUR GLAMOUR
Le photographe consacre son confinement à développer des années de pellicules dans une chambre noire improvisée dans sa salle de bains. Deux décennies de photos du Chelsea Hotel et de portraits de ses «résidents incroyables», en noir et blanc : musiciens, acteurs, performeurs burlesques, dominatrix, danseurs, bodybuilders, rencontrés dans le hall ou les couloirs. Ses travaux doivent faire l’objet d’un livre, et d’une exposition ; il les publie au fil de l’eau sur son compte Instagram (@chelseahotelportraits). «Dans la vie, on se laisse trop distraire… Et là, d’un coup, on n’a plus rien eu à faire. Ça m’a donné le temps de me plonger dans ce projet.» Notarberardino dit que de toute façon, il ne veut «jamais vraiment quitter» son appartement, pandémie ou pas : «C’est mon petit monde.» Depuis le début du confinement, il sort tout de même certaines nuits, pour photographier les rues désertes et silencieuses de New York.
Avec Caroline, ils ont un peu perdu la notion du temps. Ils ne sont pas aidés par leur voisine de palier, la figure de la nuit new-yorkaise Susanne Bartsch, avec laquelle ils ont choisi de se confiner. Installée dans le même appartement au Chelsea Hotel depuis les années 80 –elle l’a agrandi quand elle a eu un fils, lui adjoignant la chambre voisine, qu’occupa Janis Joplin – celle-ci est connue, entre mille autres choses, pour avoir popularisé la scène drag dans les clubs de Manhattan dans les années 80 (RuPaul, à qui elle a donné son premier job, a dit d’elle qu’elle avait «repris là où Andy Warhol s’était arrêté»), et organisé un grand gala voguing, le Love Ball, pour lever des fonds pour les séropositifs quand les institutions traditionnelles laissaient mourir la communauté gay, décimée par le sida.
Avec les mesures de distanciation sociale mises en place pour lutter contre la propagation du coronavirus, toutes ses soirées, «bookées jusqu’à fin 2021», ont été annulées. «Plusieurs clubs ont fermé, personne ne veut mettre de l’argent dans le business de la nuit, je ne sais pas quand on pourra à nouveau réunir des grands groupes de gens…», déplore-t-elle. Alors qu’elle ne savait jusqu’alors «même pas ce que c’était que faire un FaceTime», elle a transféré ses soirées, On Top, des clubs de Manhattan à l’écran d’ordinateur, tous les jeudis soir sur Zoom. Elle diffuse les performances en direct de DJ et figures de la scène drag, et fait mettre au pot les fêtards confinés, pour soutenir financièrement la galaxie d’artistes qui gravite autour d’elle. Aidée par la grandeur glamour de son appartement, «baroque et punk», ainsi qu’elle le décrit : une chambre intégralement peinte en «rouge Chanel», un lit à opium, un enchevêtrement d’objets improbables, icônes religieuses, statues, mannequins, une salle de bains recouverte de mosaïque en miroirs… Tous les jeudis, elle enfile des tenues fabuleuses, met faux cils, perruques et paillettes, et danse devant son ordinateur, avec Caroline et Tony. «Qu’on juge ça frivole ou pas, faire la fête est plus important que jamais, alors qu’aujourd’hui, on ne peut plus sortir, partager, se rencontrer physiquement, insiste-t-elle. Il faut trouver un moyen de se connecter aux autres.»
FÊTE MONDIALE CONNECTÉE
Pour garder la forme et faire de l’exercice, Susanne, qui refuse de donner son âge («ça ne se fait pas dans le show-business»), et Caroline montent et descendent en courant le majestueux escalier central de l’hôtel, avec sa rampe en fer forgé. Bartsch prépare ces jours-ci une grande fête connectée et mondiale, pour la prochaine Gay Pride. Le confinement, la pandémie ? «Ça nous remet bien à notre place. J’espère que ça nous rendra plus conscients, notamment de l’importance de protéger l’environnement.» Très attachée au Chelsea Hotel, qui est pour elle «comme [sa] mère», Susanne Bartsch veut elle aussi croire que les lieux sauront garder leur authenticité, et continueront d’inspirer de futures générations d’artistes. «La période des rock stars au Chelsea est finie depuis longtemps», reconnaît-elle cependant. Sans nostalgie : «Je ne vis pas dans le passé : je vis maintenant, et ici, à cette adresse tout à fait unique. Je sais que je suis privilégiée.» D’autant plus dans une ville aux loyers exorbitants qui détruit et reconstruit en permanence.
«Je n’ai jamais été aussi productive que depuis que je suis confinée ici, reprend Caroline Caldwell. J’ai parfois l’impression que le monde s’est arrêté pour que je puisse avoir accès à ça. Je ne veux pas avoir l’air de me réjouir de la situation: je suis bien consciente que beaucoup de gens souffrent, à tous les niveaux. Mais cette période va radicalement changer ma vie. C’est une sorte de leçon: il faut savoir accueillir l’étrange.» A propos d’étrange: lors de la séance de spiritisme, Nancy Spungen aurait révélé aux confinés du Chelsea Hotel qu’elle n’avait pas été assassinée par Sid Vicious. •
Pour garder la forme, Susanne, qui refuse de donner son âge («ça ne se fait pas dans le showbusiness»), et Caroline montent et descendent en courant le majestueux escalier central de l’hôtel, avec sa rampe en fer forgé.