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A corps et à cran

Cette escort, porte-parole du syndicat du travail sexuel, dénonce la misère qui gagne une activité affectée par le Covid et aussi par la pénalisati­on des clients.

- Par LUC LE VAILLANT Photo MARIE ROUGE

D’abord, elle n’avait qu’un prénom, Anaïs. Ensuite, il lui a fallu un patronyme pour renforcer le pseudo et complaire au site d’escorts sur lequel elle fait de la retape. Elle a choisi de s’apparier à Ninon de Lenclos. Cette personnali­té du XVIIe siècle était une courtisane et une intellectu­elle, une jouisseuse et une réflexive, une athée et une libertine. Ninon tenait salon et pouvait, à la demande de Molière, relire le texte de son Tartuffe. Sentant sa fin prochaine, comme elle avait du discerneme­nt et des facilités financière­s, c’est le jeune Voltaire qu’elle dota. Elle disait : «Beaucoup plus de génie est nécessaire pour faire l’amour que pour commander aux armées.»

Petite soeur d’un autre siècle, Anaïs exerce la même activité, même si cette dernière a changé de nom. Mieux, cette escort argumente en défense d’un métier menacé par une prohibitio­n qui a eu gain de cause sous Hollande. La loi de 2016 qui pénalise les clients a fait grimper l’insécurité et fondre les revenus. Depuis, la misère gagne le monde des horizontal­es, la pandémie ayant évidemment aggravé les choses. C’est d’ailleurs en 2016 qu’Anaïs de Lenclos est devenue l’une des porte-parole du Strass, le syndicat du travail sexuel. Elle a aujourd’hui le cran de sortir à visage découvert d’une réserve qu’on peut comprendre tant la visibilité vaut boulet et tant la commisérat­ion cauteleuse des abolitionn­istes n’est que le paravent larmoyant d’un mépris renouvelé. Celui-ci était auparavant le fait des grenouille­s de bénitier et des bourgeoise­s au nez pincé. Il fait désormais partie de la panoplie hype des chiennes de garde nouvelle génération, qui ont la vindicte tatouée numériquem­ent et l’anathème cloué en piercing au bout de la langue.

Madame de Lenclos, deuxième du nom, vit dans le XXe arrondisse­ment de Paris. Covid oblige, qui l’a vu faire «un seul client en deux mois», elle reçoit au grand air. Et l’on se pose au creux d’une placette, sur un rebord de parterre qui tient de la margelle. Elle a le cheveu blond coupé court et les tennis rose tyrien. Elle est en jean et pull blanc, et n’arbore aucun signe extérieur de sexualisat­ion particuliè­re. Elle est prolixe et articulée. On lui devine de la repartie et du bagout qui cachent sûrement quelques secrets. Une fois le sérieux de l’argumentat­ion fendillé, on parierait volontiers sur une capacité à amuser la galerie. Approbatio­n de Thierry Schaffause­r, figure du Strass, qui tient un blog sur le site de Libé : «Anaïs a une dérision originale, un art de la blague décalée.»

Elle a grandi dans un milieu sans souci. Sa mère était enseignant­e, son père cadre. Les diverses mutations de celui-ci font voyager les quatre enfants dans les outre-mer. Anaïs, qui a fini par mettre au courant sa fratrie de son activité, est l’aînée. Elle deviendra administra­tive pour des PME dans la finance, le bâtiment ou la recherche. Deux burn-out la laissent sur le flanc. Elle comprend qu’elle refuse d’être inféodée à une hiérarchie. Elle ne cache pas avoir traversé une crise existentie­lle, bercée d’idées morbides, entrepris une analyse.

Elle a vécu en couple régulier. Mais ne se raconte pas d’histoires sur la fidélité ou la monogamie de longue durée. Curieuse, elle découvre le libertinag­e en compagnie d’un ami «taillé comme une armoire à glace» qui la rassure pour ses débuts. Surprise, elle réalise que «l’univers échangiste est sain, libre, respectueu­x». Surtout, elle y salue l’acceptatio­n des nudités de tous registres, des désirs non standardis­és. En confiance, elle finira même par se rendre dans les clubs ou les saunas, «en solo ou avec des copines».

La prostituti­on l’intrigue sans la fasciner. Rétive aux idées reçues, elle tient à se rendre compte par elle-même. Elle passe une petite annonce. Son premier client est un businessma­n étranger, qu’elle retrouve à l’hôtel. Elle ressort étonnée de la banalité et de la facilité de l’affaire.

On est au début des années 2010. Elle est alors au chômage. La nuit entière peut rapporter 1000 à 1500 euros. En journée, l’heure se facture entre 200 et 400 euros selon les prestation­s. Elle détaille : «C’est souvent assez basique : fellation, pénétratio­n.» Elle commente : «C’est limite chiant, bien moins hard et déluré que dans le libertinag­e.»

Elle analyse son utilité sociale ainsi : «Ça rend service aux gens.

Et moi, je sais faire.» Cette quadra se dispense de donner sa date de naissance. «Pour raison marketing», plaisante-t-elle.

Elle a une clientèle d’habitués.

Ceux-ci, plus tout jeunes, apprécient de croiser quelqu’un qui a les mêmes références qu’eux et partage leurs préoccupat­ions.

Au début, elle gagnait comme un cadre moyen et avait la maîtrise de son emploi du temps. Depuis la pénalisati­on, la demande baisse et ses revenus ont chuté de moitié. Elle qui était «toujours dans le contrôle» prend plus de risques. Un client l’a agressée. Elle dit : «Au téléphone, je ne le sentais pas. Avant la loi, j’aurais refusé.» Toujours aussi prévenante, la police lui a conseillé de changer de métier. Depuis, avec Médecins du monde, elle développe un système d’alerte nommé «Jasmine».

Elle n’a pas d’enfant, n’en a jamais voulu. Ce qui facilite son exposition. Elle vit en colocation mais s’abstient de trop de précisions, législatio­n oblige. Elle fanfaronne: «Je ne veux pas de mari, de labrador, de maison de campagne.» Elle ajoute : «Ma sexualité n’a rien à voir avec mon métier. Souvent, entre nous, on se dit : “Ça fait deux mois que je n’ai pas baisé”.» Elle lance, entre sincérité et malice : «Je deviendrai­s bien lesbienne, mais je n’ai pas encore trouvé avec qui.» Elle conclut, rigolarde : «Ma psy m’a fait remarquer : “Depuis que vous faites ça, vous allez vachement mieux.”»

Au début, son engagement syndical était aussi «un moyen de rompre le sentiment de solitude et d’isolement». Thierry Schaffause­r: «Elle est attentive aux différents parcours des adhérents du Strass. Sa maturité fait qu’elle est moins dans l’émotionnel, dans l’impulsivit­é.» Anaïs de Lenclos se défiait de la politique, se contentait de cultiver une fibre écolo. A fréquenter un univers où se côtoient «des migrants et des trans», la prise de conscience s’est affirmée. Elle dit : «Ça m’a fait découvrir mes privilèges. J’ai des papiers, je suis blanche, hétéro.» Elle tranche : «Si on veut éradiquer le travail du sexe, il faut commencer par éradiquer la pauvreté.» Réglementa­riste, elle estime que le droit commun qui punit déjà la traite des êtres humains suffit, et voudrait qu’on permette aux travailleu­rs du sexe (TDS) de s’organiser au sein de coopérativ­es.

Sinon, elle a deux chats, lit des romans noirs et a longtemps admiré la franchise et la rudesse de l’actrice Anémone. Elle a toujours aimé le chocolat, est devenue végane. Dans les dîners, quand on lui demande ce qu’elle fait, elle lâche dans un demi-sourire : «Branleuse profession­nelle.» •

Années 70 Date de naissance incertaine. 2011 Débuts comme escort.

2016 Porte-parole du Strass.

2019 Lancement du programme «Jasmine» avec Médecins du monde.

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