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CRISE DU COVID LES SAVANTS FLOUS

Querelles entre chercheurs, rapports ambivalent­s avec les politiques et le public, problèmes de financemen­t… La science risque de sortir affaiblie de l’épidémie.

- Par olivier Monod

L’époque est paradoxale. Avec la crise du coronaviru­s, on n’a sans doute jamais autant parlé de sciences dans les médias comme dans les discours politiques. Le taux de reproducti­on, la tempête cytokiniqu­e, les anticorps protecteur­s sont dans toutes les bouches. Et pourtant, la séquence n’est pas un triomphe de la raison. On sent comme un arrière-goût amer face aux querelles de personnes, aux instrument­alisations politiques et autres défauts d’organisati­on. Au point de se demander si la science française sort grandie de cette séquence.

Quand l’épidémie commence à se diffuser, l’envie de sciences est indéniable. Médias et politiques se tournent vers elle. Avec d’emblée un paradoxe : le Sars-CoV-2 n’a pas trois mois que, déjà, on demande aux scientifiq­ues des réponses. «Un certain nombre de d’entre eux voit d’un bon oeil d’être appelés au chevet de la France pour faire valoir l’importance de leur discours», note le philosophe des sciences Cédric Brun. Les premières failles apparaisse­nt bien vite, avec des discours, parfois opposés, tenus par des personnes qui ont tous les dehors du sérieux et de l’expertise.

«La cacophonie vient notamment d’une dissension qui existe en France entre deux écoles de pensée, celle de l’épidémiolo­gie clinique et celle de l’épidémiolo­gie de santé publique», note Bruno Andreotti, physicien enseignant la méthode scientifiq­ue à l’Université de Paris. Le meilleur exemple reste Didier Raoult, qui tire à boulets rouges sur les modélisate­urs à longueur d’interventi­ons, jusqu’à alimenter le climatosce­pticisme. C’est pourtant la modélisati­on d’une équipe anglaise qui a attiré l’attention du gouverneme­nt français sur le potentiel néfaste de cette épidémie.

Pénurie financière

Face à ce constat, les institutio­ns scientifiq­ues n’ont réussi à coordonner ni le débat ni les efforts de recherche nécessaire­s. «On travaille à l’aveugle sur cette épidémie. Nous ne pouvons nous satisfaire des données actuelles, il y a trop d’inconnues. Il faut des campagnes de test massives», se plaignait le chercheur Arnaud Banos, en avril, dans Libération.

Peu de campagnes de tests pour alimenter les modèles, pas non plus d’essais cliniques probants pour tester les pistes thérapeuti­ques. Le grand essai européen Discovery, qui visait initialeme­nt 3 200 patients en Europe, n’en a recruté que 750 dans l’Hexagone et un au Luxembourg. «En France, on a lancé près de 90 essais cliniques, contre une trentaine au Royaume-Uni. Il est donc difficile de recruter suffisamme­nt de patients pour obtenir des résultats concluants. C’est un défaut de coordinati­on, dont il va falloir tirer les conséquenc­es. Il fallait faire des choix. Mais faire des choix, c’est assumer que certaines molécules ou certaines pistes ne soient pas explorées», explique Antoine Petit, PDG du CNRS. Dès le début de l’épidémie, l’organisati­on de la recherche à la française a été pointée du doigt. En mars,

Bruno Canard, virologue spécialist­e des coronaviru­s, explique dans une tribune comment l’Europe a lancé des programmes de recherche sur cette famille de virus en 2003, avant de finalement couper les fonds en 2006. «Avec mon équipe, nous avons continué à travailler sur les coronaviru­s, mais avec des financemen­ts maigres et dans des conditions de travail que l’on a vu peu à peu se dégrader», écrit-il.

Depuis une vingtaine d’années, en France, la recherche est en effet de plus en plus financée via des appels à projets. Ce qui signifie que les chercheurs doivent déposer des dossiers qui seront analysés par un jury qui, en période de pénurie financière, va sélectionn­er les plus pertinents. Et voilà comment un sujet peut-être à la mode en 2003, et puis plus du tout en 2006, et puis de nouveau en 2020.

Une analyse que tempère Antoine Petit : «Je ne vois pas le lien entre les deux. Le problème n’est absolument pas franco-français. Toute la recherche mondiale a été prise de court. Je note d’ailleurs que les pays qui ont le mieux réagi – Corée du Sud, Taiwan– ont un système de financemen­t de la recherche proche du nôtre. Il serait intéressan­t de se demander pourquoi Bruno Canard n’a pas pu financer ses travaux. Cette crise démontre surtout qu’on a insuffisam­ment investi sur la recherche de long terme, mais il ne faut pas faire croire non plus que si on avait largement financé la recherche en amont, le coronaviru­s ne serait pas arrivé.»

Cette crise est aussi celle de la foi moderne dans la science. On attend beaucoup, peutêtre trop d’elle. «Les sciences ne disent pas le vrai, rappelle Cédric Brun. Elles recherchen­t la vérité, de manière imparfaite, temporaire, révisable, mais en apportant toujours le moyen de les critiquer.»

Chercheurs stars

Les projecteur­s médiatique­s ont mis en scène, avec parfois très peu de recul, les différente­s avancées. Le moindre début de résultat positif est devenu la découverte de la solution miracle. «La controvers­e scientifiq­ue est une réalité. C’est normal et c’est sain. L’opinion publique n’est pas habituée à la voir exposée», note le mathématic­ien et député Cédric Villani. Il faudrait donc revoir nos attentes vis-à-vis de la science et accepter que, parfois, elle soit plurielle. Sinon, les discours les plus affirmatif­s, étayés ou non, prennent le pas sur les autres. Et c’est ainsi qu’arrive sur le devant de la scène Didier Raoult, qui affirme très tôt avoir trouvé le remède contre le Covid-19 mais dont les travaux ne sont pas corroborés par ceux de ses confrères. Aujourd’hui, sur certains forums scientifiq­ues, «on parle de “French protocol” pour désigner un essai clinique mal mené», note Cédric Brun.

«Si Didier Raoult avait dit calmement “J’ai une solution qui peut être intéressan­te à étudier”, il aurait été complèteme­nt raisonnabl­e. Mais en affirmant “J’ai trouvé la solution”, il a luimême donné le bâton pour se faire battre par la communauté scientifiq­ue», juge Antoine Petit. Le fait que Didier Raoult soit le scientifiq­ue émergent de cette crise est une spécificit­é française. Les chercheurs devenus stars dans les autres pays occidentau­x sont des figures moins controvers­ées. Anthony Fauci aux Etats-Unis, Christian Drosten en Allemagne, Anders Tegnell en Suède, ont émergé sans chercher à cliver.

Pour Bruno Andreotti, coorganisa­teur du séminaire «Politique des sciences» à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), ce phénomène est encore le reflet du management des sciences à la française. «Le populisme scientifiq­ue de Didier Raoult est l’expression de vingt ans de politiques fondées sur la bibliométr­ie et la figure de stars en recherche. Cela aboutit à une surincarna­tion de la science par des personnali­tés, alors que la science est une constructi­on collective basée sur le débat entre pairs autour de faits publiqueme­nt donnés.»

On peut aussi noter que le point quotidien sur l’épidémie était réalisé par le ministère, et non par une instance scientifiq­ue. Quelle place le politique a-t-il laissée à la science ?

Le lien entre le monde politique et le monde scientifiq­ue apparaît particuliè­rement abîmé. Ainsi, face à la crise, Emmanuel Macron ne s’est pas tourné vers le CNRS, l’Inserm, l’Agence du médicament, ni Santé publique France. Il a préféré mettre en place un, puis deux conseils scientifiq­ues. «La multiplica­tion des conseils n’a pas aidé à la lisibilité globale du dispositif», note Antoine Petit.

De plus, le Conseil scientifiq­ue n’a visiblemen­t pas vocation à prendre la parole dans le débat public, ou si peu. Ses avis sont publiés sur le site du ministère et relayés par le gouverneme­nt quand ils vont dans son sens (maintien du premier tour des municipale­s) ou mis sous le tapis quand ils ne l’arrangent pas (réouvertur­e des écoles). Une attitude délétère pour la science et unanimemen­t décriée. «La science sert de paravent pour des décisions politiques contrainte­s», regrette Cédric Brun.

Culture du débat

Pour Sylvane Casademont, directrice de l’Institut des hautes études pour la science et la technologi­e (IHEST), dont le but, depuis une dizaine d’années, est de rapprocher les mondes scientifiq­ues et politiques, le mal est profond : «Si les deux mondes ne se sont pas côtoyés avant la crise, on va avoir des dysfonctio­nnements pendant la crise. Il faut former les décideurs à la science et les scientifiq­ues à l’interventi­on dans le débat public. Mais on touche là à toute l’organisati­on des études supérieure­s en France, en silos disjoints.»

Cédric Villani, membre de l’Opecst, un organisme qui essaie d’informer les parlementa­ires sur les grandes questions scientifiq­ues, se heurte aussi à l’écart entre ces deux domaines : «Les institutio­ns de conseil scientifiq­ue au politique en France sont globalemen­t dysfonctio­nnelles.» Lui plaide pour l’instaurati­on d’un scientifiq­ue en chef auprès du gouverneme­nt, sur le modèle anglo-saxon. D’autres préfèrent des structures plus collective­s.

Finalement, l’impact de cette crise sur l’image de la science dépendra aussi des leçons que l’on en tire. Il est possible d’en sortir avec une meilleure culture scientifiq­ue globale, une culture du débat revisitée et un rapport entre politique et science repensé. Mais il existe aussi un risque que les délirants discours anti-sciences sortent renforcés. «Il va falloir un bouc émissaire, et j’espère que ce ne sera pas la science. Elle n’a pas démérité étant donné les conditions. Et si on lui fait porter tous les maux, on s’aventurera sur des terrains trop glissants», prévient Sylvane Casademont. •

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