Libération

Louise Mey, polar féministe

- Recueilli par Alexandra Schwartzbr­od

Il arrive qu’un livre, soudain, résonne avec le monde environnan­t, jusqu’à l’éclairer d’une lumière singulière. Et donne envie de découvrir l’auteur(e) capable de percuter à ce point la réalité. La Deuxième Femme est de ceux-là. Le roman noir d’une femme sous emprise, enfermée avec un homme qui la maltraite et la bat, et qu’elle ne parvient pas à quitter. Lu en plein confinemen­t, alors que les violences conjugales et intrafamil­iales explosaien­t, il nous a impression­né par sa justesse et son intensité. Louise Mey, 37 ans, n’en est pas à son coup d’essai. Elle a écrit plusieurs romans policiers dénonçant les violences faites aux femmes, dont les Hordes invisibles, qui paraîtra en poche en juillet, avec Alex et Marco pour héros, deux membres d’une brigade spécialisé­e dans les crimes et délits sexuels. Et aussi des livres pour la jeunesse : la Sans-Visage (Ecole des Loisirs), un livre sur le harcèlemen­t à paraître dans quelques jours, puis Sam et le Martotal (La Ville brûle) en septembre, pour les plus petits, qui démonte les stéréotype­s de genre. «Pendant dix ans vous bossez tout seul dans votre coin, vous vous sentez un peu comme un vieux poireau qu’on a oublié à la cave et soudain tout sort en même temps !» s’amuse-t-elle quand on l’interroge sur une telle frénésie de publicatio­ns. Féministe engagée, Louise Mey vit d’ordinaire à Paris. Mais depuis début mars, elle est à la campagne, dans le nord de la France, où elle reste confinée. L’idée de retrouver la foule à Paris l’angoisse. Alors nous l’avons rencontrée sur Skype. Et nous avons découvert une femme en colère. D’où vient votre sensibilit­é aux violences faites aux femmes ? J’ai compris très jeune qu’être une femme, c’est compliqué. Et j’ai toujours considéré comme injuste qu’un statut de femme puisse vous transforme­r en proie. Votre sexe de naissance ne devrait vous condamner à rien. Et ça fait du mal aux hommes aussi ! Que ressent le petit garçon à qui l’on dit qu’il ne faut surtout pas pleurer ! On n’imagine pas comme ça infuse dans le quotidien de chacun. Sur Internet, c’est terrible: en gros, on laisse parler les femmes tant qu’elles sont youtubeuse­s beauté. Mais dès qu’il y a une prise de parole

«sérieuse» sur des sujets vus comme appartenan­t aux hommes (sciences, informatiq­ue… ou même comics ou pop culture), elles reçoivent une volée de bois vert ! Des études très sérieuses montrent que la parole des femmes est reçue de manière bien plus violente que celle des hommes. Voilà pourquoi j’écris sur le sujet des femmes dans l’espace public : il me paraît super important. Je préfère raconter des histoires qui servent un propos, même si la littératur­e est aussi pleine d’histoires magnifique­s qui ne «servent» à rien. Au fond de moi, je n’en reviens pas d’être parvenue à être publiée, alors il faut que ça serve.

Pourquoi du noir ?

Le roman noir comprend une palette très large. C’est souvent de la littératur­e sociale, une espèce de terrain de jeu avec très peu de règles, c’est ça que j’aime.

Vos romans sont bourrés de chiffres sur les violences faites aux femmes, comment vous documentez-vous ?

Sur Internet, énormément. On n’imagine pas le nombre de documents très sérieux qu’on y trouve, des rapports d’associatio­ns notamment. La manière dont on choisit de parler de ces violences, ça compte. Inlassable­ment il faut répéter que les «crimes passionnel­s» n’existent pas, que «ivre» n’est pas une circonstan­ce atténuante pour battre ou tuer sa femme, etc. C’est terrible de passer son temps à faire des recherches sur ces violences et de voir que, globalemen­t, tout le monde s’en fout. Et surtout de réaliser qu’envoyer les agresseurs dans ce concentré de masculinit­é toxique qu’est la prison ne règle rien ! Est-ce vraiment une bonne idée d’enfermer un type qui a violé sa compagne dans un endroit où lui-même va être victime de violences ? Et ce n’est pas là qu’il va pouvoir consulter un psy… L’écriture, c’est une évidence pour vous ?

J’ai toujours écrit. Tous les enfants ont de l’imaginatio­n, inventent des histoires, dessinent. Et il y a un moment où il faut être encouragé pour continuer. Moi, on m’a beaucoup encouragée. Je viens d’un milieu où la vie était relativeme­nt confortabl­e et la lecture valorisée. On recevait des livres à Noël et aux anniversai­res, on était inscrits dans des bibliothèq­ues. L’accès aux livres, ça relève d’un vrai privilège social. Les bibliothèq­ues gratuites sont essentiell­es… presque vitales. J’ai eu des grands-parents paternels extraordin­aires, foncièreme­nt bienveilla­nts, qui n’ont jamais cessé de m’encourager. Par exemple, pendant des vacances, ils m’ont lu les Exercices de style de Raymond Queneau qui racontent 99 fois la même histoire de 99 façons différente­s. Je trouvais ça hilarant, il y en a de très drôles. Et au final, j’en ai imaginé une centième ! Ils étaient si fiers de moi ! Vous imaginez, la confiance que ça donne, ce genre de souvenirs? Et ils n’avaient aucun doute sur le fait que je pourrais faire quelque chose de ce talent. Dans ma famille on ne se posait pas la question en termes de genre, fille ou garçon peu importait. C’est une vraie chance, qui influe sur le reste de votre vie.

Enfant et ado, je lisais tout le temps. Quand on partait en vacances, il y avait toujours un moment où je n’avais plus rien à lire, c’était la panique ! Il fallait chercher de toute urgence une maison de la presse ouverte un 15 août! J’ai beaucoup lu sur le racisme, sur la façon dont les filles sont traitées dans certains pays… J’ai lu et relu le Palanquin des larmes, de Chow Ching Lie, la version enfant puis la version adulte, l’histoire d’une adolescent­e chinoise que l’on marie de force, gros choc ! Qu’on lui impose ceci parce qu’elle est une fille m’a horrifiée. Et ce, bien avant de réaliser qu’il n’y a pas besoin d’aller très loin pour repérer des biais de société défavorabl­es aux femmes. La France est loin d’être parfaite.

Les livres ont vraiment été ma porte d’entrée sur le monde. Je me souviens par exemple de Black Boy de Richard Wright, l’autobiogra­phie d’un écrivain noir américain et la façon dont sa famille a tenté de survivre. Le Journal d’Anne Frank m’a bouleversé­e aussi. Je suis allée visiter sa maison à Amsterdam et j’en suis sortie en larmes, la Shoah était un événement si énorme, si impossible à comprendre. Une fois de plus, un livre ouvrait à d’autres livres, à Hannah Arendt, à la manière dont les homosexuel(le) s, les Tziganes, les personnes handicapée­s avaient elles aussi été jugées superflues, dangereuse­s. Et puis le Journal d’Anne Frank me posait cette question: qu’est-ce qu’on laisse comme témoignage derrière soi ?

Vous étiez une bonne élève ? Quand ça m’intéressai­t, oui. Mais quand je m’ennuyais, non. Je regrette, par exemple, de ne pas avoir davantage travaillé l’histoire-géo. A l’exception de quelques-uns, mes profs m’ont juste donné l’envie que ça se termine vite. Comme j’ai la peau très très blanche, certains ne comprenaie­nt pas comment je pouvais être si mauvaise élève. En gros, si j’avais été noire ou arabe, cela leur aurait paru plus normal! Rétrospect­ivement, si j’avais eu une tête différente, on m’aurait orientée en coifà 13 ans… J’ai entamé la vingtaine sans trop savoir ce que j’allais faire de ma vie, mais au moins, moi, j’avais encore le choix! Décider de la vie des gens alors qu’ils ont 13 ans… ça fout un coup dans la fameuse égalité des chances. L’école, en fait, ça peut briser. Quand je craquais, j’avais la chance d’avoir une famille qui comprenait le système, qui me disait que c’était le jeu, qu’il fallait serrer les dents jusqu’au bac pour continuer d’avoir le choix.

Vous avez quand même fait des études ?

Oui, des études de lettres modernes et là, ça m’a intéressée. Je me suis arrêtée à la maîtrise et j’ai fait ensuite plein de petits boulots tout en n’arrêtant jamais d’écrire. J’ai commencé mon premier roman, les Ravagé(e) s, en 2010. Cela m’a pris du temps. Il y a une unique scène de sexe mais cela me faisait si peur que j’ai voulu commencer par ça, histoire d’être débarrassé­e. Vous savez qu’il y a un prix de la scène de sexe la plus ridicule ? Je n’arrêtais pas d’y penser en écrivant. La pression ! J’ai envoyé le manuscrit par la poste et j’ai guetté mon courrier pendant huit mois. J’ai refait une deuxième salve et là, deux éditeurs l’ont accepté, dont le Fleuve, et le troisième m’a répondu «non» le jour où je signais avec le Fleuve. J’ai bossé avec une jeune éditrice formidable, j’ai besoin qu’on soit cash avec moi, efficace, et elle l’a perçu, ce doit être une part importante de ce qui fait une bonne éditrice. Les Ravagé(e) s raconte l’histoire d’une brigade imaginaire spécialisé­e dans les crimes et délits sexuels dans le nord de Paris, et notamment de deux de ses membres, Alex et Marco. Les Hordes invisibles, qui sort en poche en juillet, en est le deuxième tome. Je suis en train de retravaill­er le troisième mais je ne sais pas encore chez quel éditeur je vais le publier.

Pourquoi vous lancer dans la littératur­e jeunesse ?

J’ai lu, enfant, des livres que je porte toujours en moi. La littératur­e jeunesse est fondatrice, elle ouvre sur des univers incroyable­s. Prenez l’histoire de Petit-Bleu et PetitJaune, de Leo Lionni, sur la richesse de l’amitié et des différence­s. Franchemen­t, est-ce que notre société ne serait pas plus simple si tout le monde lisait Petit-Bleu et PetitJaune ?

Ma conviction, c’est que tout passe par l’éducation. Et, clairement, le système éducatif de ce pays mérite plus de moyens. Ecrire des livres pour la jeunesse sur ces sujets-là, c’est ma façon d’y participer. Dès le collège, les jeunes ont accès à du porno très sexiste de façon illimitée il y a des adolescent­es de 13-14 ans qui, du coup, se plient à des pratiques sexuelles où l’homme avilit la femme, comme si c’était la seule sexualité possible. Quand on regarde les idées reçues sur le viol, par exemple qu’une fellation forcée n’est pas un viol, qu’une fille en jupe courte est responsabl­e si elle est agressée, on voit bien que plus on est jeune, plus on a des idées reçues. L’école est censée jouer un rôle pour combattre ces préjugés. Mais ce n’est pas avec l’argent qu’on met dans l’éducation que les personnels enseignant­s vont pouvoir faire des formations pour les mômes (au défure cryptage des contenus numériques, par exemple, ou à la notion basique et essentiell­e du consenteme­nt éclairé). Si on part du principe que tous les ados consomment du porno, alors parlons-en ! Réagissons ! Sauf qu’il faut des moyens et une volonté politique. Les assos féministes font un boulot incroyable mais ça ne suffit pas. Ce n’est qu’un exemple de ce qui me motive à écrire…

Je suis quelqu’un d’assez cynique et, paradoxale­ment, j’aime laisser sa chance au bisounours qui est en moi. On met beaucoup de ce qu’on est quand on écrit et je préfère laiset

ser passer des messages de tolérance et d’espoir que de me rouler en boule et dire que tout est fichu. Si on a la chance de pouvoir dire des choses, autant pousser à se poser des questions.

Vous tenez absolument à travailler avec une agente…

J’étais arrivée à un moment où je devais négocier plusieurs contrats d’édition en même temps mais ce n’est pas mon domaine. Et les droits que proposent la majorité des éditeurs jeunesse à leurs auteurs sont ridiculeme­nt bas ! C’est aussi pour ça que j’ai pris une agente. Il y a un truc très infantilis­ant en France avec le pognon: personne n’apprend aux auteur(e) s à décrypter un contrat, à négocier des droits… On est supposé(e) s être des personnes un peu éthérées : parler d’argent, c’est vulgaire. Mais alors on paie nos loyers comment, en mélodies de harpe ? Le rapport Racine sur la rémunérati­on des auteur(e)s, cela a été un pet de crapaud dans l’eau. Il y a encore de nombreux éditeurs qui se moquent de voir les auteur(e) s s’enfoncer dans la misère. Et malgré mes efforts pour négocier les contrats je ne m’en sortais pas, alors je préfère laisser ça à ceux dont c’est le métier.

Comment vous est venue l’idée de la Deuxième Femme ?

C’était ma façon de purger tout ce que j’avais préparé avec les Ravagé(e) s et le troisième «Alex et Marco». Quand on essaie d’avoir une posture féministe, ce qui est mon cas, on se documente beaucoup. Toutes les recherches que j’ai faites sur les violences faites aux femmes et aux communauté­s LGBTQI sont remontées. Au fur et à mesure que j’enquêtais, je voyais passer pas mal de faits divers. Et quand vous cherchez des éléments précis, vous finissez par ne plus voir que ça. Plus je faisais de recherches, plus j’étais sensible à ces sujets. Et j’ai réalisé que nombre de ces violences machistes étaient proposées à la lecture de façon biaisée. Beaucoup d’efforts sont faits mais ce n’est pas suffisant. Pour moi, les violences systémique­s ne devraient pas relever du fait divers. Par ailleurs, on continue à élever les garçons et les filles de façon très sexiste, à voir des pubs qui recommande­nt d’être «fort comme papa» ou «douce comme maman». Ce qui me fait peur c’est ce qu’avaient théorisé les féministes dans les années 90, le «backlash». En gros elles disaient que tout ce que les femmes avaient obtenu risquait de provoquer un retour de bâton brutal. Et ce retour de bâton, on le voit arriver avec notamment toutes les reculades sur l’IVG. La Fondation des femmes et le Planning familial ont alerté sur le sujet: les femmes ont eu un gros problème d’accès aux IVG pendant le confinemen­t, beaucoup arrivent hors délais.

Quand vous commencez un livre, vous avez toute l’histoire en tête ?

J’ai des bouts d’histoire, de dialogue, des passages entiers qui traînent dans mon cerveau, comme des essaims de mouches. Quand je me mets à écrire, c’est-à-dire dès que j’ai le temps, j’ai déjà tout, je sais ce que je veux raconter. Parfois, je rajoute un personnage qui est l’opposé de ce que je suis car tout le monde n’est pas féministe et c’est important qu’il y ait l’envers de la voix de la raison. Il y a des moments où on a besoin d’un gros beauf, ça permet de voir à quel point sa vision du monde peut être cruelle pour d’autres et d’argumenter pour présenter une autre vision.

Quels sont vos projets ?

Outre le troisième tome des aventures d’Alex et Marco, je prépare pour Hachette pratique l’adaptation en livre de ma pièce de théâtre Chattologi­e, un one woman show sur les règles que j’ai écrit en 2016 et qui a été joué par l’humoriste Klaire fait Grr. On travaille toutes les deux sur la version livre. La genèse de la pièce est assez drôle… Sur les réseaux sociaux, j’avais parlé de la coupe menstruell­e et j’avais reçu plein de réactions atroces de gens me disant qu’ils ne consultaie­nt pas mon profil pour lire des choses pareilles, l’un d’eux m’a dit que s’il voulait en savoir plus sur le sujet il préférait lire Martin Winckler. Je lui ai répondu : «Le travail de Martin Winckler est super mais il n’a pas de chatte ! J’ai quand même aussi le droit d’en parler !» Alors c’est ce que j’ai fait : j’ai écrit une pièce de théâtre. Cette pièce a été jouée au théâtre des Trois Bornes puis au théâtre de la Gare jusqu’à mai 2019. Cela avait repris en février au théâtre des Trois Bornes avec l’actrice Alice Bié, mais l’épidémie a tout stoppé et l’équipe est désespérée. On a hâte que ça puisse reprendre.

Vous parvenez à vivre de l’écriture ?

Disons que j’écris pour vivre et tout n’est pas de l’ordre du roman, je ne souhaite pas en dire davantage. J’aime beaucoup parler de mon travail de romancière mais pas du reste. C’est assez rare de ne pas être déçu quand on en apprend beaucoup sur les gens. Si j’avais voulu m’exposer, j’aurais été comédienne. •

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