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Chloroquin­e : alerte sur le «Lancet»

L’étude de la revue britanniqu­e qui pointait l’inefficaci­té de l’antiinflam­matoire contre le Covid-19 est questionné­e sur ses méthodes par d’autres scientifiq­ues.

- Camille Gévaudan

Ce devait être l’étude qui tue le game, comme on dit sur le Web, tranchant une fois pour toutes le débat sur l’usage de la chloroquin­e comme traitement du Covid-19. Du moins, c’est ainsi qu’elle a été reçue à sa sortie : «Si de l’espoir a pu naître grâce à ce médicament, il est désormais mort», assène le cardiologu­e américain Eric Topol dans le Washington Post. Depuis quelques jours, la grande étude du Lancet sur la chloroquin­e est surtout devenue un exemple patent des difficulté­s à faire coïncider temps médiatique, politique et scientifiq­ue dans cette période. Ces dernières semaines, de nombreux essais cliniques ont été réalisés pour déterminer si les patients traités à la chloroquin­e s’en sortent mieux que les autres, et si non, avec quelles éventuelle­s conséquenc­es indésirabl­es. Cet antipaludi­que et son dérivé, l’hydroxychl­oroquine, sont en effet utilisés en rhumatolog­ie pour leurs propriétés anti-inflammato­ires. Ne pourraient-ils pas, de la même manière, calmer la vive inflammati­on pulmonaire des malades du Covid? Le médiatique professeur marseillai­s Didier Raoult est le plus ardent défenseur de cette hypothèse en France. Mais les essais qui tentent de la mettre à l’épreuve sont pour l’instant contradict­oires, parfois suspendus (comme l’européen Discovery) et toujours critiqués. L’OMS elle-même a recruté plus de 3000 patients pour un vaste essai internatio­nal, «Solidarity», qui veut comparer l’efficacité de quatre options thérapeuti­ques, dont l’hydroxychl­oroquine.

Surmortali­té.

Mais ce n’est rien face à l’étude déchaînant les passions parue le 22 mai dans la revue médicale The Lancet, qui revendique une base de 96 032 dossiers de patients Covid + étudiés rétrospect­ivement, en provenance de 671 hôpitaux des six continents. C’est de facto l’étude la plus large, ce qui a fait résonner d’autant plus gravement ses conclusion­s : les patients traités à l’hydroxychl­oroquine présentera­ient une surmortali­té de 30 % par rapport à ceux recevant des soins courants, avec une survenue d’arythmies cardiaques beaucoup plus fréquente (4 à 6 %) que chez le groupe témoin (0,3 %). Conséquenc­e : dès le 25 mai, l’OMS a suspendu l’usage de la chloroquin­e dans son essai Solidarity, en attendant de réévaluer toutes les données. En France, le Haut Conseil de la santé publique s’est mis à déconseill­er aux hôpitaux l’hydroxychl­oroquine en usage dit compassion­nel (c’est-à-dire faute de mieux parmi les traitement­s autorisés), «quel que soit le niveau de gravité» du patient, et l’Agence du médicament a décidé de suspendre tous les essais cliniques. Au Royaume-Uni aussi, les essais sont à l’arrêt. «Cette étude a eu un impact considérab­le sur la recherche et la pratique de la santé publique», ont estimé jeudi des dizaines de scientifiq­ues du monde entier dans une lettre ouverte au rédacteur en chef de The Lancet. Sans compter l’«inquiétude» légitime des patients enrôlés dans les essais, qui ont découvert les conclusion­s alarmantes de The Lancet dans «les gros titres des médias». Et qui dit impact considérab­le devrait dire intégrité irréprocha­ble des signataire­s de l’étude… Or c’est loin d’être le cas.

Opaque.

Les auteurs de la lettre ouverte listent dix problèmes que leur inspire l’étude, et pas des moindres. Par exemple, la dose moyenne d’hydroxychl­oroquine citée est trop haute par rapport aux recommanda­tions de l’autorité du médicament américaine, «alors que 66% des données viennent des hôpitaux nord-américains». Pour les dossiers de patients australien­s, «les données ne sont pas compatible­s avec les rapports gouverneme­ntaux». Celles venues d’Afrique ne semblent pas plausibles non plus. Pire encore : tout est étrangemen­t opaque. La liste des hôpitaux participan­ts n’est pas connue et les auteurs de l’étude refusent de la communique­r. «Les auteurs n’ont pas adhéré aux pratiques standards de machine learning et de statistiqu­es» en utilisant l’intelligen­ce artificiel­le pour traiter les dossiers médicaux, et «ils n’ont pas publié leur code informatiq­ue, ni leurs jeux de données». Bref, leurs calculs sont invérifiab­les.

«J’ai de sérieux doutes sur les bénéfices de l’(hydroxy) chloroquin­e pour le Covid-19, mais on doit invoquer l’intégrité scientifiq­ue même quand une étude va dans le sens de nos préconcept­ions, a tweeté jeudi François Balloux, professeur à l’University College de Londres. Il est donc de mon devoir d’ajouter mon nom à ceux qui réclament une clarificat­ion.» Ce n’est pas une question de camp, de pro-chloroquin­e contre les anti, explique-t-il «le coeur lourd», mais de transparen­ce et de rigueur, tout simplement.

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