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«Une possibilit­é inédite de voir la science en train de se faire»

Pour l’épistémolo­gue Léo Coutellec, la crise a permis d’observer les sciences sous un autre angle et de réinterrog­er leur lien avec la politique.

- Recueilli par O.Mo. A lire en intégralit­é sur Libération.fr.

Léo Coutellec, maître de conférence­s en éthique et épistémolo­gie des sciences contempora­ines à l’université Paris-Saclay, observe plutôt d’un bon oeil les débats scientifiq­ues autour de la crise du Covid-19. Est-ce que la science sort grandie de cette crise ?

La situation est encore assez ambiguë et les leçons à en tirer forcément prématurée­s. Mais j’ai quand même envie de répondre oui, il y a plusieurs aspects positifs. Durant ces trois derniers mois, nous avons vu se développer des espaces de gratuité sans précédent. C’est une situation exceptionn­elle. Les grandes revues ont mis des articles en ligne gratuiteme­nt, les dépôts de travaux sur des archives ouvertes ont explosé, plusieurs maisons d’édition ont proposé leurs livres numériques en accès libre, etc. Nous vivons un moment d’expériment­ation grandeur nature de la science ouverte, avec un accès et un partage moins marchand et moins sélectif des travaux. Sur le seul exemple des études qui évaluent l’impact d’un mois de confinemen­t sur l’évolution de la maladie, nous avons pu observer qu’à cinq jours d’intervalle, deux études également fiables, déposées sur une archive ouverte (medRxiv, lire ci-contre), ont émis des conclusion­s opposées. Est-ce un problème ? Non, tel est le lot de la démarche scientifiq­ue, travailler à partir des conflictua­lités et non des consensus.

La crise a donc permis à la science de montrer son vrai visage au public ?

Oui, en partie. Nous avons une possibilit­é assez inédite de voir la science en train de se faire, de se construire, la science dévoilée et défaite de ses suffisance­s. Une science qui enfin se montre hésitante, hétérogène, de toute part traversée par des pluralités et des conflictua­lités. Bien loin donc de l’image d’un bloc homogène, producteur de certitudes et détenteur d’une autorité de fait face au réel.

Ce qui nous a été donné à voir n’est pas un débat apaisé, loin de là…

En effet, ces pluralités et conflictua­lités scientifiq­ues, pourtant essentiell­es et omniprésen­tes, ne s’expriment que rarement en tant que telles. Il persiste tout un tas de mécanismes de répression

du pluralisme scientifiq­ue. En premier lieu, la façon dont le pouvoir fait usage de la science, avec sa désignatio­n souvent instrument­ale de l’autorité scientifiq­ue légitime. Aussi, par le prisme médiatique, tout conflit scientifiq­ue se transforme en controvers­e publique, elle-même exacerbée en guerre de clans. Mais le problème ne vient pas seulement d’un mauvais usage de la science par les politiques et les médias. La faille dans laquelle ces derniers s’engouffren­t est entretenue par la science elle-même lorsqu’elle se montre incapable d’accueillir en son sein un véritable pluralisme scientifiq­ue, permettant de valoriser la diversité des méthodes, des styles de raisonneme­nt… et de créer les conditions pour que les conflits qui en émergent inévitable­ment puissent se traiter autrement que par l’arbitraire d’une autorité positivist­e ou par la dilution illisible dans un «tout se vaut». Voilà pourquoi cette crise ne pourra être «positive» que si elle nous oblige à reconsidér­er notre représenta­tion des sciences.

Mais n’y a-t-il pas là le danger de renforcer les antiscienc­es, les relativist­es ? L’épouvantai­l du relativism­e est toujours brandi pour justifier le retour du positivism­e. C’est classique dans l’histoire des sciences. C’est un peu comme le FN en politique… Ne tombons pas dans ce piège binaire. Il existe entre le positivism­e et le relativism­e un espace assez large qui se construit, qu’il faut rendre visible et renforcer, c’est l’épistémolo­gie du pluralisme scientifiq­ue. L’image de la science a pâti de son défaut d’incarnatio­n dans le débat public, laissant le champ libre à des experts plus ou moins compétents. D’où vient ce manque de voix scientifiq­ue crédible et identifiée en France ?

C’est le travail des sociologue­s ou des anthropolo­gues que d’analyser cela, avec en arrièrepla­n l’idée que la science est aussi le lieu d’une lutte permanente pour l’autorité scientifiq­ue. Modestemen­t, l’hypothèse que je peux faire tient à l’ambiguïté de la place du conseil scientifiq­ue sous l’autorité du gouverneme­nt. Ce conseil ne pouvait pas «représente­r» la parole scientifiq­ue dans toute sa diversité. Inévitable­ment, dans son lien direct avec le pouvoir, sa parole fut utilisée et traduite, à bon et à mauvais escient, selon l’agenda politique. Il me semble que le ver était dans le fruit dès le départ. Cette crise doit aussi être l’occasion de rediscuter du lien entre la science et la politique, entre la science et l’Etat, et la place de l’expertise.

 ?? Photo Jonathan Rebboah. Panoramic. ?? Le professeur marseillai­s Didier Raoult lors d’une interview sur BFM TV, le 30 avril.
Photo Jonathan Rebboah. Panoramic. Le professeur marseillai­s Didier Raoult lors d’une interview sur BFM TV, le 30 avril.
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