Libération

Les élections dans le viseur, Trump attise la colère raciale

Le Président a publié un tweet considéré par le réseau social comme une «apologie de la violence», au moment où les Noirs paient un lourd tribut au Covid-19, ainsi qu’à la pauvreté et aux violences policières.

- Frédéric Autran

A-t-il lu la formule dans un article ? Ou lui a-t-elle été soufflée par un conseiller? «Quand les pillages démarrent, les tirs commencent», a tweeté jeudi soir Donald Trump, menaçant les «voyous» de Minneapoli­s d’une interventi­on de l’armée. Peu après, ce message a été masqué (mais laissé accessible) par Twitter qui y a vu, comme beaucoup, une «apologie de la violence». Choquants, les mots exacts du président américain – «When the looting starts, the shooting starts» – le sont d’autant plus qu’ils ont été empruntés à un certain Walter Headley, chef de la police raciste de Miami qui, fin 1967, les prononça pour justifier sa répression des quartiers afro-américains. «Cela nous est égal d’être accusés de brutalité policière. Ils n’ont encore rien vu», avait ajouté Headley.

Plus d’un demi-siècle plus tard, beaucoup de choses ont changé aux Etats-Unis. Et si peu à la fois, comme le prouvent, dans un enchaîneme­nt au goût amer de déjà-vu, la mort de George Floyd, les manifestat­ions –parfois violentes– et cet emprunt rhétorique par un président dont la victoire il y a quatre ans a donné espoir et légitimité aux suprémacis­tes blancs, traumatisé­s par les deux mandats d’Obama. Alors que la campagne pour l’élection de novembre, mise en sourdine par le coronaviru­s, va reprendre progressiv­ement, Trump profite des événements de Minneapoli­s pour ressortir sa panoplie du shérif implacable. «Le crime et la violence qui accablent aujourd’hui notre nation prendront fin bientôt. […] Je restaurera­i la loi et l’ordre», promettait-il lors de la convention républicai­ne en 2016, dans un discours d’une rare noirceur. «Ces voyous déshonoren­t la mémoire de George Floyd, et je ne les laisserai pas faire», martèle-t-il aujourd’hui.

«Nationalis­me blanc». Pour la militante afro-féministe et professeur­e de droit Kimberlé Crenshaw, le tweet de Donald Trump s’inscrit clairement –comme presque toujours avec le milliardai­re– dans une logique électorali­ste. «Ne vous y trompez pas. Le président des Etats-Unis menace de tuer des Américains. Cela ne va faire qu’empirer, et il va dériver de plus en plus, à l’approche de l’élection, vers un nationalis­me blanc autoritair­e. Il considère que c’est son chemin vers la victoire», analyse celle qui théorisa en 1989 le concept d’«intersecti­onnalité», qui s’intéresse à la pluralité et au croisement des discrimina­tions –de classe, de sexe, de race…

Encore vives dans l’Amérique de 2020, ces discrimina­tions – raciales en tête – continuent d’endeuiller la communauté noire, dont des membres perdent régulièrem­ent la vie lors d’interactio­ns violentes avec des policiers ou des «justiciers» autoprocla­més. La mort de George Floyd fait ainsi écho à deux drames récents. Le décès, fin février en Géorgie, d’Ahmaud Arbery, pourchassé et abattu par un ancien policier et son fils alors qu’il faisait son jogging. Et celui, en mars à Louisville (Kentucky) de Breonna Taylor, ambulanciè­re noire de 26 ans tuée de huit balles dans son appartemen­t par des policiers entrés en pleine nuit, sur la base d’un mandat erroné. A l’été 2013, en réponse à l’acquitteme­nt de George Zimmerman, qui avait tué en Floride l’adolescent Trayvon Martin, le mouvement Black Lives Matter («la vie des Noirs compte») avait vu le jour pour dénoncer la violence policière et judiciaire envers les Noirs. Très actif après les décès de Michael Brown à Ferguson (Missouri), Eric Garner à New York ou Freddie Gray à Baltimore, le mouvement a contribué à une médiatisat­ion et une prise de conscience accrues du phénomène.

Fragilité systémique. Mais sur le plan statistiqu­e, l’échec est flagrant. Ni le port renforcé de caméras par les forces de l’ordre ni les programmes de formation antipréjug­és mis en place dans de multiples polices du pays n’ont permis d’enrayer le fléau. Le projet Mapping Police Violence a comptabili­sé 1099 personnes tuées par la police en 2019. Un chiffre quasiment stable depuis 2013, tout comme l’est la vulnérabil­ité des Noirs, qui ont trois fois plus de risques d’être tués que les Blancs. Treize fois plus à Minneapoli­s, «l’une des plus fortes disparités raciales» du pays, note Samuel Sinyangwe, cofondateu­r du projet. Pourquoi un tel échec? Car les policiers impliqués ne sont que très rarement jugés, encore moins condamnés. Et parce que le problème est profond, soulignent à l’unisson les spécialist­es du sujet. «Toute solution à long terme doit s’attaquer aux conditions dans lesquelles vivent les communauté­s marginalis­ées, écrivait ainsi en février dans The Conversati­on la criminolog­ue Jennifer Cobbina. Les Noirs aux Etats-Unis vivent de manière disproport­ionnée dans des quartiers caractéris­és par des inégalités systématiq­ues, le chômage, la pauvreté et des services publics inadéquats – autant de conditions dans lesquelles le crime a traditionn­ellement prospéré.»

L’épidémie de coronaviru­s, qui a fait au moins 100 000 morts dans le pays, a illustré de manière criante la fragilité systémique de la communauté noire, la plus durement touchée sur les plans sanitaire et économique. Les morts successive­s de Ahmaud Arbery, Breonna Taylor et George Floyd ne font qu’attiser les angoisses, conclut Riana Anderson, professeur­e à l’université du Michigan: «L’idée que je ne serai peut-être plus là demain est une peur omniprésen­te chez les Noirs américains, que ce soit à cause de policiers, de l’épidémie de Covid-19, d’une espérance de vie plus courte ou de facteurs environnem­entaux, comme l’empoisonne­ment au plomb. Les Noirs sont atteints de tous les côtés par la menace de perdre la vie. C’est épuisant. Exténuant. Déprimant.»

Newspapers in French

Newspapers from France