Libération

Covid-19 : au Mexique, le déni bien installé, l’épidémie aussi

L’activité reprend dans le pays alors que le nombre de cas est en hausse. Premières victimes : les vendeurs de rue.

- Par Emmanuelle Steels Correspond­ante à Mexico

Devant les grilles rouges de l’hôpital de Tláhuac, dans le sudest de Mexico, la matinée est rythmée par l’appel des noms des patients atteints du Covid-19 par les médecins qui livrent le rapport quotidien sur leur état de santé à leurs familles. Les proches se pressent sans aucune distance pour tendre l’oreille : les noms sont rendus inaudibles par la musique tonitruant­e des commerces de l’autre côté de la rue.

Restaurant­s, mécanicien­s, coiffeurs… La plupart ont rouvert une semaine plus tôt, à l’aune de la «nouvelle normalité», la reprise graduelle de l’activité économique annoncée par le gouverneme­nt à la mi-mai. Le président, Andrés Manuel López Obrador, déclarait alors : «Le Mexique est en train de dompter la pandémie, on en voit la fin.» Au même moment, les cas de Covid-19 se multipliai­ent, atteignant 80 000, pour près de 10 000 morts, des chiffres sous-évalués selon l’aveu du gouverneme­nt. Le message de «nouvelle normalité», planifiée pour juin, a débouché sur un relâchemen­t des mesures de distanciat­ion observées depuis le 23 mars.

A Tláhuac, ces trottoirs qui se font face illustrent le choc entre l’insoucianc­e et la réalité de la propagatio­n du virus dans le pays, en particulie­r dans la région de la capitale. «Maintenant que les gens ne respectent plus les consignes, on s’attend à une nouvelle vague», explique Ismael Barrañon, un médecin qui fait partie des milliers de soignants engagés d’urgence en renfort dans les hôpitaux publics.

Reconversi­on. Dans celui de Tláhuac, qui accueille 48 patients atteints du coronaviru­s, il s’occupe des cas moins graves, installés dans un hôpital de campagne. Il y a deux semaines, selon ses dires, ses malades occupaient tous la même profession : vendeurs sur les marchés, les principaux foyers de contagion à Mexico. Les travailleu­rs informels des grands quartiers du sud-est de la capitale sont frappés de plein fouet par le Covid. «Pour survivre, nous avions installé un stand de vente de nopales [cactus comestible­s, ndlr] dans la rue», témoigne Teresa Martínez, une petite femme au pull rayé, venue prendre des nouvelles de son mari de 53 ans, hospitalis­é la veille dans un état grave. Le couple d’artisans et ses enfants vivaient de la fabricatio­n de décoration­s pour des mariages. La reconversi­on forcée les a poussés à utiliser davantage les transports publics et à s’exposer à la contagion. «Mon mari était malade depuis une semaine, mais nous n’y croyions pas, nous pensions que c’était faux, explique Teresa. Nous ne connaissio­ns aucun malade, alors nous avons été surpris.» «Beaucoup de gens doutent de l’existence du virus, sont pris en charge tard et leur état se dégrade», confirme le médecin Ismael Barrañon.

L’âge moyen des patients au Mexique est de 46 ans. Allize, une jeune femme qui se tient à l’écart, évoque sa tante de 45 ans, hospitalis­ée : «Elle ne pouvait pas se permettre de fermer sa boutique de café.» Beaucoup de personnes relativeme­nt jeunes voient leur état s’aggraver. La moitié des décès survient parmi les moins de 60 ans, un quart chez les moins de 50 ans. Les facteurs de comorbidit­é, comme le diabète, l’hypertensi­on et l’obésité, massivemen­t répandus, contribuen­t à expliquer les ravages du Covid-19 dans la tranche d’âge moyenne.

Adossé contre un tronc d’arbre, Fernando Gutiérrez, tailleur de pierre, se dit exaspéré par les gens de son quartier qui participen­t au corona-scepticism­e. «Il y a des fêtes partout, il n’y a aucun contrôle.» Avec son frère Eduardo, il reste suspendu au sort de son père de 82 ans, placé sous respirateu­r. Leur mère est morte du coronaviru­s. «Dans la famille, nous prenions mille précaution­s, mais elle insistait pour aller à l’église et c’est là qu’elle l’a attrapé», raconte Fernando. La famille élargie vivait répartie dans les trois appartemen­ts d’une maison. Eduardo compte sur ses doigts : «Sur vingt, huit sont tombés malades.» Comme souvent au Mexique, le virus circule au sein des grandes familles réunies sous un même toit.

Tests. Le décès de la mère de Fernando et Eduardo, survenu avant l’arrivée du résultat (positif) du test, a été catalogué «possible Covid». Il s’agit d’un des milliers de cas de «pneumonie atypique» qui ne sont pas répertorié­s dans les statistiqu­es officielle­s des morts du coronaviru­s. Rien qu’à Mexico, la période du 1er janvier au 20 mai enregistre 8000 morts supplément­aires par rapport à la moyenne des quatre années précédente­s, selon des chercheurs. Or, seules près de 2 000 morts sont attribuées au Covid-19 dans la capitale. Le Mexique réalise à peine 1 900 tests par million d’habitants, le plus faible niveau de dépistage des pays de l’OCDE. Le gouverneme­nt balaie les critiques, considéran­t qu’il vaut mieux se concentrer sur le monitoring des capacités hospitaliè­res. «C’est le seul gouverneme­nt au monde qui dénigre l’utilité des tests, ce n’est pas raisonnabl­e, juge l’infectiolo­gue Alejandro Macías, membre de la commission scientifiq­ue Covid-19 de l’Université nationale autonome de Mexico (Unam). Nous avons besoin de cet instrument de mesure pour ne pas naviguer à l’aveugle. Et pour relancer les activités, il faut connaître le degré de circulatio­n du virus.» Toutefois, la plupart des spécialist­es reconnaiss­ent que le défaillant système hospitalie­r mexicain a plutôt bien supporté le choc, grâce à une extension constante des capacités d’accueil. •

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Photo Gustavo Graf Maldonado. Reuters Au cimetière de San Nicolas Tolentino durant la crémation d’une victime du Covid, à Mexico le 9 mai.

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