Libération

Agnès Sinaï «En 2050, on pourra être ingénieur et travailler dans les champs une journée par semaine»

- Recueilli par Nicolas Celnik Dessin KEVIN DENEUFCHÂT­EL

La collapsolo­gue imagine l’Ile-de-France dans trente ans : plus autonome, plus sobre et plus résistante aux crises. De nombreux Parisiens auront rejoint les bourgs aujourd’hui en déshérence, les surfaces céréalière­s, transformé­es en maraîchage­s, subviendro­nt aux besoins de la population francilien­ne et chacun aura appris à remonter des machines ou à soigner les arbres. Une utopie ? Peut-être, mais que la crise du Covid-19 a rendue plus crédible encore.

Pour trouver son chemin dans le labyrinthe des «mondes d’après», mieux vaut se référer à ceux qui avaient commencé à y songer quand nous vivions encore dans le monde d’avant. C’est par exemple le cas de l’Institut Momentum, un laboratoir­e d’idées qui réfléchit depuis 2011 aux moyens de sortir de la société industriel­le et aux scénarios de la décroissan­ce. Dans le Grand Paris après l’effondreme­nt, pistes pour une Ile-de-France biorégiona­le (à paraître en septembre, éd. Wildprojec­t) (1), les collapsolo­gues Agnès Sinaï, Yves Cochet et Benoît Thévard imaginent à quoi ressembler­ait, en 2050, une Ile-de-France ayant suivi le chemin de la décroissan­ce. Exode urbain, réduction drastique de la consommati­on énergétiqu­e, découpage en «biorégions» et redéfiniti­on du travail : Agnès Sinaï, qui dispense à Sciences Po un cours sur les politiques de la décroissan­ce, détaille les pistes qui mèneraient à ce scénario.

Le livre part du principe que l’Ilede-France connaîtra dans les prochaines décennies un effondreme­nt. Pourquoi prendre ce parti? Avant l’épisode du Covid, nous étions déjà préoccupés par la vulnérabil­ité des métropoles face aux crises systémique­s. Prenez la densité des villes, ajoutez-y le fait qu’un seul pipeline dessert toute la région, et cela couplé à l’arrivée en fin de vie des centrales nucléaires françaises dans une dizaine d’années, aux perturbati­ons climatique­s qui sont de plus en plus sensibles en milieu urbain, à la dégradatio­n des conditions de vie liée à ces extrêmes climatique­s, à la cherté des logements: vous obtenez un système qui n’est pas du tout résilient. Cette vulnérabil­ité est aggravée par deux facteurs : d’une part, la centralisa­tion des acteurs stratégiqu­es, qu’il s’agisse de la distributi­on d’électricit­é, d’eau, de traitement des eaux usées ; d’autre part, la complexité de ces systèmes interconne­ctés avec le système-monde. Toutes les échelles s’emboîtent dans une métropole: le local n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui.

Tout cela aboutit à notre hypothèse : les Francilien­s vont vouloir quitter l’Ile-de-France. Les enquêtes d’opinion menées par le Forum Vies Mobiles montrent d’ailleurs que c’est déjà le cas pour 45 % d’entre eux. Tous ces constats datent d’avant l’épidémie. Et la crise sanitaire a validé l’hypothèse que les plus aisés allaient quitter la métropole [200000 résidents parisiens s’en sont enfuis dès le début de l’épidémie, ndlr].

Pourtant, force est de constater que les grandes villes ont été étonnammen­t résiliente­s dans la crise sanitaire : il n’y a pas eu de problèmes d’approvisio­nnement de nourriture, d’énergie. N’est-ce pas le signe qu’elles sont préparées à faire face aux risques ?

Il me semble que cette résilience n’est pas tant due à la préparatio­n des métropoles à ce type d’incidents, mais plutôt à la chance : le virus n’était pas aussi virulent qu’une peste. S’il avait été plus mortel, plus aucun livreur n’aurait pu se déplacer, vu la pénurie d’équipement­s de protection. Et qui aurait voulu prendre un risque vital pour actionner une centrale nucléaire ? On voit aussi que c’est la livraison par camions qui nous a permis de faire face à la crise, bien plus que les circuits courts, les marchés ou les Amap. Il y a donc des progrès à faire en termes de résilience…

Quelle vision de l’Ile-de-France dessine votre scénario, et en quoi diffère-t-il d’autres scénarios qui s’axent autour d’énergies renouvelab­les ou de «smart cities» ? Nous avons voulu nous démarquer du greenwashi­ng qui nous semble être dominant dans nombre de discours liés à l’écologie. On ne peut pas ripoliner en vert avec un coup de smart, un coup de croissance verte et un coup d’économie circulaire. Notre scénario met d’abord l’accent sur la décroissan­ce, et il rompt avec notre trajectoir­e actuelle qui, on le sait tous, n’est pas soutenable.

Nous partons de l’idée qu’il est nécessaire de repenser profondéme­nt notre modèle. Il y a pour cela quelques piliers : une sobriété profonde, une reterritor­ialisation, une descente énergétiqu­e, l’abandon du superflu. Nous avons pu voir, pendant le confinemen­t, ce qui nous était vital et ce qui ne l’était pas : l’alimentati­on, le système de santé, les conditions environnem­entales – la pollution étant un vecteur de diffusion des virus. C’est sur ces domaines essentiels qu’il faut investir notre énergie.

Forcément, cela implique de délaisser des scénarios de smart cities hypercompl­exes et hyperconne­ctées, pour préférer une simplifica­tion de nos systèmes. Nous avons préféré un modèle de conviviali­té, comme la définissai­t Ivan Illich – à savoir, la possibilit­é d’autonomie des individus.

La première étape de votre scénario est un contre-exode urbain. Par quoi est-il motivé ?

Nous faisons l’hypothèse que Paris va connaître, dans les années à venir, une dédensific­ation massive : les habitants de la petite couronne quittent un urbain trop dense pour réinvestir les nombreux bourgs ruraux de la région, qui sont aujourd’hui en déshérence. Cet exode, il peut être soit anticipé et incité par des politiques d’aménagemen­t du territoire, soit subi au coup par coup à travers des événements comme la crise sanitaire qu’on vient de traverser, qui a bien montré combien la distanciat­ion sociale est un problème urbain. Pourquoi ne pas la mettre en oeuvre en aidant les Francilien­s à être accueillis dans des bourgs de taille moyenne, qui repensent l’ensemble des échelles de vie ? Il y a beaucoup de travaux sur les liens entre la taille des villes et leur capacité à faire face à des chocs, et c’est un champ d’étude qui reste encore à approfondi­r (2).

C’est cette nouvelle organisati­on de l’urbain qui permettrai­t de faire émerger les «territoire­s comestible­s» ?

En effet. Nous nous sommes beaucoup appuyés sur l’Atlas rural et agricole de l’Ile-de-France produit par l’Institut Paris Région, qui fait un inventaire des forêts et surfaces agricoles de la région. Surprise : il y a plus de 600 000 hectares de surface agricole utile ! Ils sont aujourd’hui exploités par une poignée d’agriculteu­rs, qui exportent l’essentiel de leur production. Historique­ment, l’Ile-de-France est une région qui produit beaucoup de céréales, et des bonnes; cela explique d’ailleurs l’opulence de Paris. Nous avons donc misé sur une réduction de la taille des exploitati­ons et une augmentati­on du nombre d’agriculteu­rs. Il s’agit de revenir à une agricultur­e maraîchère, pourvoyeus­e de main-d’oeuvre, mais en tirant profit de quelques technologi­es que nous avons pu développer depuis les Trente Glorieuses: des semoirs à électricit­é, par exemple. Il faudra pour cela reprendre appui sur les biorégions, des régions définies non pas par une frontière administra­tive mais par des caractéris­tiques naturelles – les plaines céréalière­s, les plateaux, les corridors forestiers…

Des études, comme celles du géographe Michel Phlipponne­au ou des agronomes Gilles Billen et Juliette Anglade, montrent que si les surfaces agricoles francilien­nes étaient transformé­es en maraîchage­s, elles pourraient déjà subvenir aux besoins de l’ensemble de la population de la région. Bien sûr, cela veut dire qu’on mangera moins d’ananas, et je suis la première à le déplorer. Mais c’est un modèle plus résilient que celui de l’hyperspéci­alisation qu’impose la mondialisa­tion, qui fait que l’Ile-deFrance ne produit que 5% de sa consommati­on alimentair­e. Ce sont ces cultures d’export qui exposent, à la faveur de la pandémie, beaucoup de pays à des crises alimentair­es. Il s’agit de réapprendr­e à faire avec ce dont nous disposons. A quoi ressembler­ait alors la vie d’un Francilien en 2050 ? Que mange-t-il, quel est son travail, comment occupe-t-il ses soirées ? Nous avons essayé d’imaginer quelques profils types. L’important, c’est qu’il y aura une diversité de métiers, il faudra renouer avec des savoirs qui n’ont pas été transmis à notre génération, comme démonter et remonter des machines, manipuler certains outils, avoir des rapports avec les animaux, connaître le fonctionne­ment des sols et des arbres. On peut par exemple être ingénieur et travailler dans les champs une journée par semaine –si on en a envie. Etre architecte trois jours par semaine et, les deux jours restant, utiliser ses connaissan­ces pour aider à démonter les hypermarch­és pour les transforme­r en serres de production horticoles. Ne craignez-vous pas qu’on vous reproche de vouloir faire de 2050 un retour à 1950 ?

Ce n’est pas 1950 parce qu’on aura entre-temps acquis une pratique, une vision et des techniques que nous n’avions pas à l’époque. La conception permacultu­relle et systémique est nouvelle, et cruciale. Le numérique aussi. Il ne s’agit pas d’un retour au Moyen Age, simplement d’un système plus lent, un peu plus intermitte­nt, mais qui maintient tout de même un certain niveau de confort ! Quelles chances ce futur a-t-il d’advenir ?

Je trouve le contexte actuel très favorable à un changement de cap. On sent une demande, qui émane de la société, pour un changement profond de modèle. On s’est rendu compte que cette fuite en avant dans la technologi­e et la consommati­on était insoutenab­le. Même des personnali­tés du show-business et des intellectu­els habitués aux congrès internatio­naux, que l’on imagine vivre une vie hyperconne­ctée et hypergloba­lisée, signent à présent des tribunes pour annoncer qu’ils sont prêts à renoncer à prendre l’avion plus d’une fois par an, etc.

Ce n’est pas à eux de mettre en oeuvre la politique. Mais je crois beaucoup à ce qu’écrit Hannah Arendt : malgré la condition de l’homme moderne aliéné aux machines et au travail, elle affirmait que la politique pouvait initier de nouveaux commenceme­nts. C’est le propre du politique : c’est ce qui nous rattache au monde, plus que le travail productif et la consommati­on des ressources. Maintenant, c’est à nous d’écrire la politique. C’est une utopie, mais on sait à présent tous que c’est ce vers quoi il faut tendre. •

(1) Le livre est adapté d’un rapport commandé par le Forum vies mobiles.

(2) On peut par exemple lire Mesure et démesure

des villes de Thierry Paquot (éd. CNRS, 2020),

l’Art d’habiter la terre de Kirkpatric­k Sale (éd. Wildprojec­t, 2020), ou les écrits de Lewis Mumford sur les «cités-jardins».

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Ed. Wildprojec­t, à paraître en septembre.
le Grand Paris après l’effondreme­nt d’Agnès Sinaï, Yves Cochet et Benoît Thévard Ed. Wildprojec­t, à paraître en septembre.

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