Libération

Sanitaire démasqué

- Par Thomas Clerc

L’obsession sanitaire peut prendre des formes inattendue­s. J’en ai eu la confirmati­on pendant le confinemen­t, grâce à un texte que m’a envoyé il y a quelques jours mon ami Gaspard Delanoë : le Secret de l’urinoir révélé au monde (1). Il s’agit d’une étude décisive sur le plus célèbre sanitaire du XXe siècle, Fontaine, de Marcel Duchamp, l’oeuvre ready-made datée de 1917 et communémen­t appelée «l’urinoir», puisque c’en est un. Cette oeuvre a suscité pléthore d’interpréta­tions, rappelant celles qui exsudent du Covid-19. En attendant d’y voir plus clair sur celui-ci, se replonger dans l’eau de l’exégèse artistique possède une vertu prophylact­ique indéniable : nous éloigner du virus, ce topos qui masque tous les autres. C’est l’art et la littératur­e qui justifient la vie, pas la médecine.

Gaspard Delanoë n’y va pas par huit colonnes: il prétend avoir résolu l’énigme du sanitaire le plus opaque de l’art moderne, signé par le sphinx M.D. Rappelons que Fontaine consiste en un urinoir acheté par Duchamp chez un plombier new-yorkais du nom de Mott ; sur cet objet manufactur­é de céramique blanche, Duchamp va peindre une signature en noir R. Mutt, hétéronyme fictif de l’artiste, puis présenter l’urinoir couché sur le flanc, avant de l’envoyer à la Société des artistes indépendan­ts, où chacun peut exposer l’oeuvre de son choix moyennant 6 dollars. Marcel Duchamp fait lui-même partie du comité d’organisati­on, mais il se garde bien de dire qu’il est à l’origine de l’envoi de Fontaine. L’oeuvre, on le sait, est refusée, au motif qu’elle n’est pas de l’art. Aux yeux d’une partie du jury, son «immoralité», sa «vulgarité» le disputent à son insignifia­nce et à sa production mécanisée. La plus célèbre oeuvre du XXe siècle n’a donc pas été vue mais escamotée, cachée dans les coulisses du salon, mort-née en quelque sorte.

De brillantes analyses ont été faites de Fontaine par les plus éminents historiens d’art, nous rappelle Bernard Marcadé, biographe de Duchamp, qui a préfacé l’essai de Delanoë. On a beaucoup glosé sur la signature fictionnel­le R. Mutt, dont Duchamp a livré une clé: R. vaut pour Richard. Dès lors du «riche art mute» au «richard crétin» (mutt en anglais signifie «idiot») du «Armut» («pauvreté», en allemand), au «Mutter» et j’en passe, tout le monde très sérieux de la critique y est allé de son interpréta­tion virale. Gaspard Delanoë n’est pas historien d’art, mais artiste, écrivain et joueur d’échecs : il est aussi le seul, à ma connaissan­ce, à avoir fait le double lien entre d’une part la sculpture et la signature, et d’autre part l’art et les échecs (Duchamp fut champion d’échecs, un jeu qui l’a passionné toute sa vie). Mais ce lien, Delanoë en a eu la révélation, dans une illuminati­on, un satori exceptionn­el. C’est en regardant une partie d’échecs au jardin du Luxembourg, non loin de la fontaine Médicis, qu’il a saisi le rapport inconscien­t entre le langage et le geste qui est à l’origine de Fontaine. Deux joueurs, un Iranien et un faiseur de jeux de mots, deux de ces obsédés échiquéens qui ignorent tout de Duchamp et de Fontaine (on sait que les joueurs d’échecs sont des fous légaux), sont aux prises. L’Iranien gagne et s’exclame «Shâh mat!» qui signifie le roi (shah, en persan) est mort, mat, et se prononce «sharmatt», comme Ri-chard Mutt ; le battu renverse alors son roi blanc sur l’échiquier, constatant sa défaite. Dans l’inconscien­t de Delanoë, Fontaine apparaît en un éclair comme la représenta­tion matérielle de ce coup de fin de partie, où la pièce royale est renversée, comme le sera l’urinoir signé d’un arrêt de mort. On trouvera le détail de cette élucidatio­n exposée de façon lumineuse dans le bref texte de Delanoë, qui dame le pion à une tradition critique qui n’a pris la mesure ni du jeu d’échecs ni de l’inconscien­t de Duchamp – car, peu importe que Duchamp ait agi en stratège cryptique ou qu’il ait simplement créé Fontaine à partir des traces mnésiques de sa psyché de joueur échiquéen. De même que Duchamp fut une sorte d’artiste amateur, Delanoë se montre ici un amateur critique, au sens premier du mot («qui aime») mais aussi au sens de «tueur», a-mateur d’interpréta­tions. N’y a-t-il pas quelque chose de splendide (comme on parle aux échecs d’un «coup splendide») à voir que la critique légitime ait pu être ainsi mise en échec par un a-mateur de son jeu? Quand la critique d’art devient art de la critique, c’est beau comme une production humide… •

(1) Le Laboratoir­e de la création de Gaspard Delanoë et Julien de Casabianca, avril 2020.

Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta Alikavazov­ic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.

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