Libération

L’usage des corps

Cette crise a encore raidi nos corps. Déconfiner, ce sera surtout assouplir. Comment retrouver le corps de l’autre, comment remplacer la peur par l’envie ?

- Par Pierre Ducrozet

Ces quelques mois nous ont rendus encore plus bêtes et craintifs que nous l’étions, mais ça suffit maintenant, nous voulons reprendre vie. Nous voulons retrouver l’usage de nos corps. Nous voulons danser, boire, nous voulons toucher des peaux. Nous ne voulons plus de ces pays timorés, de cette peur et de la haine qu’elle sème, incapables que nous sommes de saisir les enjeux globaux, obnubilés par le petit, le faux, le danger immédiat, jamais la lame de fond. Nous ressortons, nous prenons l’air. Cette crise a encore raidi nos corps. Déconfiner, ce sera surtout assouplir, nous réintrodui­re dans l’espace. Comment retrouver le corps de l’autre, comment remplacer la peur par l’envie, la crise par le défi, le repli par l’ouverture. Et l’on voit bien, en ajoutant l’adjectif politique à tous ces substantif­s, que l’intime et le global, la politique des corps et le corps politique, comme toujours ne font qu’un.

Viendra, après cette reprise de contact, le véritable défi. Pour inventer de nouvelles appartenan­ces au terrestre, au vivant, tous ces territoire­s secoués en tous sens par le tremblemen­t que nous traversons, nous devons réinventer nos corps –les nôtres ne conviennen­t plus. En l’état, nos carcasses épaisses et figées sont parfaiteme­nt incapables d’embrasser le réel, une Terre dont l’enveloppe est, elle, magmatique, fusionnell­e, en mouvement constant. Nos corps sont étroits, le terrestre est large. Nos corps sont figés, le terrestre est mouvant. Nos corps, sculptés par des millénaire­s de plis, sont portés à la domination et à l’exploitati­on des éléments naturels. Or le terrestre nécessiter­ait une adhésion, un souffle réciproque, des appartenan­ces multiples.

Il nous faut pour cela apprendre des autres composante­s du vivant, et en particulie­r des plantes, qui nous disent qu’il n’y a pas de dedans et de dehors, pas de haut ni de bas, il n’y a qu’un principe d’énergie dont elles sont issues et qu’elles créent sans cesse – elles sont le mouvement perpétuel, amphibies et poreuses.

Il nous faut apprendre des champignon­s, dont les racines tracent un tentaculai­re réseau souterrain qui les relie aux autres éléments d’un tout. Il y a un devenir-plante, un devenircha­mpignon, un devenir-terrestre, et c’est notre horizon. Nous inventeron­s des corps-radicelles qui tisseront des interactio­ns neuves avec le vivant, dans lesquelles ils ne seront plus au centre, mais une pièce parmi d’autres, pris dans un système d’interactio­ns folles. La tâche est immense : d’un côté les raideurs éternelles, les courants vers l’arrière, de l’autre les leurres technologi­ques qui vantent une puissance nouvelle et ne font en réalité que renouveler l’éternelle domination. Quelque part entre les deux, dans une dynamique neuve, les corps du nouveau siècle doivent s’inventer. Il ne faut écouter personne et entendre le tout. Avoir une foi opiniâtre et ne plus jamais croire sur parole ceux qui ont magistrale­ment échoué – nous-mêmes.

Voilà la grande affaire : repenser nos corps en repensant leur relation au monde. Double mouvement qui n’est pas parallèle mais doit être simultané. En redéfiniss­ant notre intérieur, on repartira vers l’extérieur d’un autre pas.

La division entre deux sexes est devenue parfaiteme­nt inopérante pour penser nos appartenan­ces à un nouveau vivant, multiple et agenré, qui repose sur une succession d’appartenan­ces croisées. La lutte pour de nouveaux territoire­s et de nouveaux corps, non-dominés, non-genrés, non-figés, forme un seul et même front : d’un côté la lutte pour un espace géographiq­ue commun et de l’autre pour un espace corporel commun. Mêmes conception­s de l’exploitati­on, des rapports de force et de classe : notre siècle sera celui de ces deux révolution­s conjointes.

Nous voulons des corps-bombes qui se répandent dans l’espace, des corps vifs qui ne connaissen­t de limites que les autres corps (et encore). Nous voulons des corps qui se mêlent au vivant, des corps-branchies, des éponges. Nous voulons des corps de guingois, fébriles, poreux, transgenre­s et translieux. Nous voulons des corps-réseaux, sans début ni fin, sans centre. Nos corps en l’état sont trop lourds, pachyderme­s rassasiés de l’économie fossile. Nous voulons des fêtes furieuses, des raves sans fin, nous avons soif et nous avons faim. Nous voulons faire à nouveau partie de ce monde qui est une constante porosité de toute chose, un non-lieu où tout ne fait que circuler, tout le temps, partout, où tout constammen­t se mélange. Nous voulons des corps libres qui ne pèsent pas sur la Terre, de nouveaux corps pour de nouveaux territoire­s. Et rien, pas même ce virus, ne pourra nous faire dévier de cet objectif. •

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».

Il nous faut apprendre des autres composante­s du vivant, et en particulie­r des plantes, qui nous disent qu’il n’y a pas de dedans et de dehors, pas de haut ni de bas, il n’y a qu’un principe d’énergie dont elles sont issues et qu’elles créent sans cesse – elles sont le mouvement perpétuel, amphibies et poreuses.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France