«La photographie n’est pas une représentation fiable de la réalité»
A l’occasion de son exposition parisienne, le très influent photographe américain Philip-Lorca diCorcia évoque à distance pour «Libération» la vision qui a façonné son oeuvre «caravagesque» à la lisière de la fiction et du documentaire.
Ala fin des années 70, Philip Lorca di Corcia cache un flash dans le réfrigérateur pour immortaliser son frère Mario lors d’une fringale nocturne. Exposé au MoMA, à New York, en 1991, ce portrait fait connaître le photographe italo-américain l’année de ses 40 ans et inaugure ce fameux clair-obscur qui fonde sa réputation et baigne ses images d’un trouble pénétrant, une irrémédiable indécision entre fiction et document, témoignage et mise en scène, fantastique et banalité. Cette lumière, souvent dite caravagesque, drapera toute l’oeuvre d’un climat semblablement chargé et ambigu : ses célèbres photos de rue, et surtout Hustlers, sa série autour de jeunes tapins approchés contre rémunération sur Santa Monica Boulevard, à Los Angeles, puis figés sous étiquette tarifée en toutes sortes de corners et coursives de motels des Etats-Unis.
Initié après la perte d’un frère mort du sida, ce poignant travail sur la marginalité, les mirages qu’on lui colle et les masques qu’elle s’invente lui vaudra sa première exposition solo au MoMA (1993), mais aussi une influence massive sur la photo américaine, quelques légions de copistes et une collaboration de plus de dix ans avec le magazine chic
W à partir de 1997. Dans ce corpus de onze séries mode, intitulé Eleven, la galerie David Zwirner prélève les vingt clichés qui composent une exposition à Paris enfin ouverte depuis quelques jours, la première en France depuis longtemps. De Los Angeles à Saint-Pétersbourg, de Bangkok au Caire ou même Paris, Philip-Lorca diCorcia y fixe mannequins professionnels, inconnus rencontrés au hasard des rues, et même Isabelle Huppert, dans les rets de dramaturgies tendues, oscillant entre reportage à vif et mises en scène très écrites. Retenu à New York à cause de la pandémie de Covid-19, Philip-Lorca diCorcia, 69 ans, n’a pu converser avec Libération comme initialement imaginé, mais il a pris le temps de répondre à nos questions par mail. Entretien distancié.
Vous avez dit être devenu photographe pour vous échapper (de chez vous, de votre famille, de vous-même…).
J’ai grandi à Hartford, dans le Connecticut. Ma mère a eu cinq enfants en six ans et elle est partie. Mon père nous a élevés et ne s’est jamais remarié. Il était architecte et nous vi-
vions dans une sorte de maison moderne – toit plat, murs de verre, ce genre… – construite quand je suis né, au début des années 50. Nous étions un peu «sauvages», loin de la banalité banlieusarde. Hartford était et reste un endroit étrange, à deux heures et demie de New York, où j’allais souvent découvrir différentes choses, enfant. Quand j’étais au lycée, mon père s’est acheté un appareil photo mais il ne savait pas comment l’utiliser, alors il me l’a donné. C’était un Pentax 35 mm. Ainsi a commencé ma relation avec la photographie. Bien que vous soyez resté fidèle à la pellicule, le fait de travailler et d’habiter un monde empli d’images numériques a-t-il changé votre rapport à la photographie ? Le numérique est problématique. C’est la question de l’ennemi que vous connaissez contre l’ennemi que vous ne connaissez pas. Je n’aime pas jouer avec un appareil photo. Disons que quand vous enseignez la photo, le travail en pellicule appelle certaines analogies, comme celle du robinet : vous ouvrez le robinet, et en fonction de combien vous le tournez, vous pouvez vous figurer ce qui va en sortir, la quantité, la chaleur. J’ai atteint la même relation de familiarité à ce qui va sortir d’un appareil, au point de ne même plus y penser : je n’ai qu’à présumer de ce que devrait être la lumière. Mais ce n’est pas nécessairement le cas dans le monde numérique: l’appareil vous dit tout, ce qui à mes yeux est assez ennuyeux.
Vous avez commencé les portraits de prostitués de votre fameuse série Hustlers en 1989, à la suite de l’ère Reagan et la perte de votre frère, mort du sida. Puis East of Eden a répondu à la crise de 2008. Comment le contexte politique influencet-il votre photographie ?
Dans le cas de Hustlers, j’avais vécu à Los Angeles et j’étais tout à fait conscient de ce qui se passait car j’avais un ami gay qui y a amplement pris sa part, pourrait-on dire. C’était juste avant que n’explose la crise du sida et il y avait la répression par les pouvoirs publics du travail de Robert Mapplethorpe, par exemple, sur fond de «guerre culturelle» entre progressistes et conservateurs sur le financement fédéral des arts. Je suis parti de beaucoup d’éléments que j’avais réunis, et il y avait aussi une dimension théorique. La photographie est un échange: on vous donne quelque chose et vous aussi. J’ai décidé de monétiser cela, alors que je n’avais jamais payé personne auparavant. Beaucoup de gens pensaient que c’était contraire à l’éthique de payer [les sujets]. C’est pourquoi j’ai essuyé ma dose de reproches, non pas en raison du thème, mais parce que cela a été assimilé à du quasi-documentaire, sur les coulisses de leur vie. Pourtant, ce n’est pas vraiment ce que j’essayais de montrer. Je n’ai jamais vraiment su quoi que ce soit d’eux. La relation commençait et se terminait en quelques heures. Il y a eu de l’argent échangé et cela a été, je pense, décrié au sein de la communauté photographique.
Quant à ma série East of Eden, c’est une réponse au krach boursier de 2008, qui évoque une perte de l’innocence. Les gens ont commencé à croire qu’il y avait bien des armes de destruction massive [en Irak, ndlr], qu’ils n’auraient jamais à rembourser leur emprunt immobilier, qu’ils pourraient hypothéquer la maison qu’ils ne possédaient même pas pour acheter une autre voiture, et les gens qui leur ont vendu ces idées savaient depuis le début que ce n’était pas vrai. Ce n’est en rien différent du diable voulant tenter Adam et Eve. C’était une histoire de tentation et en conséquence les gens ont été jetés hors de l’Eden. C’est une histoire typique et il y a eu beaucoup de souffrance : ils étaient destinés à souffrir à cause de cela. Je crois que le monde entier a souffert de la crise économique et des guerres en Irak et en Afghanistan. Et une fois de plus, les personnes qui en étaient le plus directement responsables n’ont pas assumé leurs responsabilités, comme le diable ne le fait jamais.
L’essor d’une surveillance omniprésente a-t-il changé, et peut-être libéré, la façon dont vous photographiez les gens dans l’espace public, la façon dont vous captez la tension entre les individus et leur environnement urbain ?
Dans un lieu public comme Times Square à New York ou Piccadilly Circus à Londres, il n’y a aucun présupposé d’intimité ou de caractère privé. Combien y a-t-il de caméras à Piccadilly ? L’idée que mes sujets aient été photographiés à leur insu ne me dérange pas du tout. Il est en revanche interdit de photographier des ponts ou des bâtiments gouvernementaux ou tout ce qui pourrait être assimilé à des repérages en vue d’une entreprise terroriste. Les gens sont très méfiants à ce sujet. Par ailleurs, ces endroits, comme Times Square, sont devenus des nasses à touristes et on peut difficilement s’y déplacer. Pour ma série Heads, j’ai monté des flashs sur des échafaudages à Times Square. C’était à l’époque de Rudy Giuliani et cet endroit sordide et beaucoup plus intéressant qu’aujourd’hui a commencé à se muer en Disney World commercial.
Diriez-vous que vous aviez l’intention de photographier pauvres et riches de la même manière ?
Oui, et j’aime la tension qui en découle.
A Paris vous montrez des photos issues de la série Eleven, produite pour le magazine W. Qu’aviez-vous en tête en 1997 lorsque vous avez accepté cette commande relevant de la photo de mode? Quel projet personnel sous-tendait la manière dont vous y avez répondu ?
Je n’ai jamais eu l’intention d’être photographe de mode. Dennis Freedman [directeur de création de W jusqu’en 2011] m’a appelé et m’a dit, «tu sais, tout le monde te copie». Et c’était vrai. Beaucoup d’assistants m’ont rapporté que le bouquin jaune du MoMa circulait sur les shootings. C’était un peu, «tu vois, je veux faire quelque chose de ce genre-là.» Et c’est comme ça que travaillent beaucoup de gens dans le monde de la photo [de mode]. Ils trouvent une référence, la donnent à leur assistant et lui disent : «Fais en sorte que ça ressemble à ça.» Dennis, m’a dit : «Tu veux faire quelque chose pour nous ?» J’ai répondu «pas vraiment», et il a dit «soit tu le fais, soit nous pouvons tout simplement trouver quelqu’un d’autre pour le faire à ta manière». Alors ça s’est fait. J’ai voyagé dans le monde entier pendant plus de dix ans, en commande pour W, dont deux fois à Paris. L’une des images de l’exposition montre Isabelle Huppert dans une rue parisienne bondée.
Au-delà des spécificités des lieux et des personnes que vous photographiez, comment la façon dont vous avez abordé les séries successives d’Eleven pour W a-t-elle changé au fil du temps ?
Ce que j’ai compris, c’est qu’il faut conduire [ces caractéristiques propres à chaque sujet] à se fondre dans ce qui fera la substance de l’image, et qu’on ne peut pas tout raser des endroits où l’on opère pour qu’il n’en reste plus rien à voir. C’était, je pense, l’une de mes ambitions, et l’une des choses qui a toujours fonctionné dans ma collaboration avec Dennis [Freedman] – parce qu’il s’en fichait vraiment. Je veux dire, j’obtenais toujours ma double page, toujours. Qui correspondait au format de mon appareil photo. Mais c’est aussi un format allongé, où l’on est obligé de regarder de gauche à droite. Vous ne pouvez pas simplement jeter un oeil au centre. Beaucoup de photos de mode ne consistent qu’en des fringues en plein milieu. Vous savez, je n’ai jamais vraiment prêté attention aux vêtements, et mon souci a toujours été de résoudre mon problème théorique, visuel. Vous faites des choix et vous en êtes heureux parce que cela donne une certaine importance à ce qui autrement ne serait qu’affaire de vêtements. Je me sens quelque peu privilégié d’avoir pu faire ce type de choix. La première série mode que j’ai faite avec W était à Los Angeles, et d’une certaine manière, comme celle de 2018 pour Vogue, Heavenly Bodies, je n’ai jamais rien demandé à mes commanditaires, je leur ai juste dit ce que je n’aimais pas. Ils savent ce qui va marcher pour leur publication. Je pense que Dennis faisait un bon magazine, et beaucoup de gens l’aimaient.
Que vous inspire la photo du déjeuner au sommet du World Trade Center (voir page suivante) quand vous la regardez aujourd’hui ?
Après le 11 Septembre, je n’avais aucune idée de comment réagir. Cela me semblait un événement plus massif que tout
ce que la photographie pouvait embrasser, appréhender. Je n’ai donc même pas essayé de l’aborder directement, mais j’avais cette image à l’esprit. Quand j’ai pris cette photo, en 2000, je ne prêtais pas attention au sommet de la tour à l’arrière-plan, mais seulement à l’histoire de ces deux femmes qui s’occupent maladroitement du gigolo qu’elles ont emmené déjeuner. Depuis, le sens de la photo a changé.
Envisagez-vous la photographie mise en scène comme documentaire ?
Quel que soit le degré de mise en scène et de planification d’une photographie ou d’une commande (des modèles à l’éclairage, en passant par les vêtements), une fois que vous êtes réellement sur place et sur le plateau, tout peut changer. Je fixe mes intentions à l’avance, mais ensuite je ne me fie vraiment qu’à quelque chose qui se passe et auquel on ne s’attend pas. J’ai appris à ne pas suivre le script. Au final, les gens sont vraiment heureux quand ils obtiennent ce qu’ils n’attendaient pas. Et la seule façon de leur donner ça, c’est d’aller le chercher, de le faire, et que ça advienne. Vous pouvez appeler ça de la chance – ça ne peut pas se provoquer. Est-il difficile de passer à autre chose quand une série comme Hustlers fixe les attentes et la manière dont les gens regardent ce que vous faites ?
Je ne pense pas que j’ai dû réfléchir consciemment à la façon de passer à autre chose…
J’ai juste continué à travailler. Ma réaction contre l’ordinaire du photojournalisme a été le déclencheur de Hustlers parce que le photojournalisme ne fait que vous dire ce que vous savez déjà, il répond à vos attentes, et c’est bien si cela sert un objectif. Mais en tant que forme d’art, cela n’a pas vraiment de profondeur. En tant que photographe pour qui le photojournalisme était le modèle prédominant à ses débuts, j’ai essayé d’opérer un changement. Je dirais que l’idée directrice était que l’on peut apprendre beaucoup de la vie par la photographie, mais probablement pas grand-chose du sujet photographié en particulier. Il n’y avait donc pas de meilleure façon de mettre cela en oeuvre qu’avec des gens qui se présentent sous un jour factice, qui n’est pas ce qu’ils sont.
Quels artistes ont compté pour vous en dehors de la photo ?
Le contraste est l’une des caractéristiques essentielles de tout ouvrage artistique valable. Parfois, les gens qui m’interviewent me parlent du Caravage. Et d’accord, le type était un criminel, mais c’était un génie, et il a fait des images incroyables. Il a beaucoup utilisé des voyous, des garçons louches de la rue pour modèles. Je pense que c’était génial. J’ai toujours admiré cela, et je ne dis pas que j’ai intentionnellement voulu imiter cela, je ne peux que dire que ce type était un génie. Vous intéressez-vous aux réseaux sociaux, comme Instagram? Comment pensez-vous que cela change, ou pas, la photographie aujourd’hui ?
Outre que bon nombre des produits que j’ai utilisés pendant des années n’existent plus, le fait est que la faculté d’attention des gens a changé. Il faut vraiment monter le son à fond pour que qui que ce soit le perçoive maintenant. Ce n’est pas mon intention de rentrer là-dedans, et la photographie n’est pas particulièrement appropriée à cela non plus. Mais c’est un nouvel état des choses, avec lequel il nous faudra tous composer.
Vos images paraissent être toujours imprégnées d’un sentiment de temps long, d’une forme de durée. Même les plus nourries d’une esthétique documentaire, ou vos photos de rue, semblent en totale contradiction avec l’idée d’un instant décisif et fugace.
Bien qu’on assimile généralement l’enjeu de la photographie de rue à la captation d’un moment de vérité, je n’y ai jamais vraiment cru. C’est en partie l’objet de mon travail : on ne peut rien déduire de la vision de quelqu’un en photo. Les sujets s’accordent à nos stéréotypes, mais ça n’indique pas forcément quoi que ce soit de vrai. C’est ce que je veux montrer. Je ne pense pas qu’il faille envisager la photographie comme une représentation fiable de la réalité ou d’un moment. Tout au plus reflète-t-elle des perceptions et l’intention singulière de l’artiste. La seule personne à qui j’ai eu affaire qui présentait quelque chose de l’ordre d’un rapport direct à la réalité était [le grand photographe de rue] Garry Winogrand. Comment décririez-vous votre évolution depuis que votre travail est reconnu ? Et quelle influence durable a eu sur vous la scène artistique conceptuelle qui avait marqué vos années d’étudiant ?
Quand j’ai commencé, l’économie, l’équilibre de ce que l’on appelait «photographie» et ce que l’on appelait «art», était en pleine recomposition. Peut-être d’ailleurs est-ce allé trop loin du côté de l’art, pour revenir à nouveau aux bases de la photo. Cela fait suffisamment longtemps que je fais ce métier pour savoir qu’il y aura toujours des allers-retours entre les deux. Ça va, ça vient. On évolue dans sa pratique personnelle, puis on se fait rattraper… J’ai autant appris en ayant accès à tous les outils possibles que lorsque je n’en avais aucun, et je pense que cette dualité a tourné à mon avantage.
Dans quelle mesure diriez-vous que votre travail de photographe a à voir avec la problématique de la dissimulation, du déguisement ?
Même quand ce que je fabrique est motivé par des idées politiques ou porte sur l’identité, tout n’y est que déguisement, tout n’est que poudre aux yeux et miroirs conceptuels. •
Eleven de Philip-Lorca di Corcia à la galerie David Zwirner 108, rue Vieille-du-Temple (75004). De 11 heures à 19 heures.