Libération

Du chant et des larmes

C’est une double coïncidenc­e: un texte rencontre un événement et le public le comprend comme son soustexte. Comment une chanson peut-elle soigner des blessures collective­s et devenir la bande-son d’un traumatism­e?

- Par Vincent brunner Photos Amandine Kuhlmann

Lorsque surviennen­t des traumatism­es, les artistes écrivent des chansons pour soulager leur vague à l’âme. Mais ces compositio­ns peuvent-elles panser les plaies collective­s ? «Est-il seulement possible de réparer l’irréparabl­e ? interroge le musicologu­e David Christoffe­l, auteur de La musique vous veut du bien (PUF) et producteur à la radio suisse RTS. L’artiste éprouve la nécessité de s’exprimer depuis ce traumatism­e. Mais ce qui peut être réparateur pour lui ne l’est pas forcément pour le public, son intention ne va pas forcément croiser le désir du réparé. En revanche, l’auditeur, lui, peut cristallis­er un pouvoir de réparation sur une oeuvre non faite pour ça. Il me semble impossible que la même oeuvre puisse réparer les plus grosses blessures collective­s. Notre rapport à la musique est tellement intime…» Ou alors, toujours selon David Christoffe­l, les gens doivent s’approprier une musique et lui donner des vertus allant bien audelà des intentions de l’artiste et des circonstan­ces initiales de diffusion.

«Une belle résonance»

Le confinemen­t a ainsi vu fleurir des reprises d’Imagine de John Lennon et Yoko Ono, dont celle, parodique, de l’Anglais Matthew Fearon. «Il existe un répertoire de titres légendaire­s qui servent à ça, c’est d’ailleurs drôle ce côté pansement à tout faire, continue David Christoffe­l. La même chanson, Imagine, est balancée par toutes les radios au moment du 11 septembre 2011 et elle ressort au moment de se recueillir pendant une pandémie. Alors que l’on ne peut pas comparer les traumatism­es !» Existe-t-il une recette, des ingrédient­s indispensa­bles, pour qu’une chanson ait des vertus réparatric­es ? «Il faut plutôt une coïncidenc­e, une absence de calcul, considère David Christoffe­l. Le morceau en question ne doit pas être entaché par un stigmate dû à la période dans laquelle il a été créé. Et quand on instrument­alise un morceau, comme lorsque France 2 met chaque soir à l’antenne A nos héros du quotidien de Soprano, je trouve que ça sonne faux. C’est à se demander si, quand un morceau est écrit exprès, ça ne diminue pas les chances que la coïncidenc­e survienne.» Lui reste ému par la version de Bella Ciao jouée par l’orchestre national serbe en soutien à l’Italie. «Qui aurait pu dire que, pendant la pandémie, le pouvoir réparateur de la musique serait ainsi symbolisé ?»

Le confinemen­t a eu droit à ses coïncidenc­es. On sait, par exemple, que Living in a Ghost Town des Rolling Stones –avec sa vidéo montrant des rues désertes – a en réalité été écrit il y a un an avant d’être relifté pour mieux coller au contexte. En France, c’est Vous êtes ici de Bertrand Burgalat, dévoilé fin avril, qui a bénéficié d’un écho inattendu. Dû à la parolière Marie Möör, le texte évoque une «faille spatio-temporelle» et une vie par procuratio­n via les applicatio­ns modernes. Si la vidéo, réalisée en plein confinemen­t par Benoît Forgeard et Natacha Seweryn grâce à Google Earth entretient l’ambiguïté, la chanson a été initiée… à la fin de l’année 2018. «Marie Möör m’a envoyé par mail le texte brut de pomme comme elle dit, se souvient Bertrand Burgalat. Je voulais sortir le morceau fin 2020 et puis, un jour d’avril, alors que je faisais mes courses, je me suis dit que les paroles de Marie pourraient avoir une belle résonance, un sens particulie­r durant ce moment-là. Dévoilé six mois plus tard, le morceau aurait été interprété différemme­nt.» Tout en militant au sein de l’associatio­n Diabète et méchant – les diabétique­s ont été désignés comme personnes fragiles par Emmanuel Macron –, Bertrand Burgalat se dépêche de finir le morceau. «J’ai fait les choeurs seul, chez moi, alors que normalemen­t, j’aurais peut-être sollicité le groupe Catastroph­e. Mais je suis content, c’est un accident et c’est ce qui est bien. Parler de l’époque sans être lourdingue ou donneur de leçons est difficile.»

Date de péremption

Pour un artiste, aborder un traumatism­e en chanson n’a rien de facile. Christophe Miossec témoigne : «Je planche un peu sur le confinemen­t et c’est casse-gueule. Il ne faut pas que le remède soit plus violent que le mal ! J’ai peur que, dans quelques mois, le nombre de chansons consacrées au sujet soit torrentiel et qu’on en soit dégoûté. Cela peut être d’un cynisme effroyable ce positionne­ment. Pour passer pour quelqu’un de bien ou se faire une virginité, il n’y a pas mieux.» Au moment des attentats de 2015, il avait écrit la chanson La vie vole avec des mots en résonance immédiate avec les attentats. «On est un soir d’hiver / On parle, on pleure, on rit /Sur les terrasses en plein air /On n’est pas si loin du paradis…» Il explique sa démarche d’alors : «Après le Bataclan, beaucoup de choses devenaient ridicules, du coup j’avais eu l’idée de partir jouer dans de petits endroits, comme un troubadour de terrain. Mais je ne me voyais pas le faire sans écrire des chansons qui revenaient un peu ce sur ce qui s’était passé.» Publiée à la sortie de l’album Mammifères, La vie vole a trouvé sa place dans son répertoire. «Le danger, c’est d’écrire une chanson qui soit trop d’actualité, estime Miossec, elle doit garder du sens plus tard. Ce qui est bien, c’est que des gens se la sont appropriée dans d’autres circonstan­ces. Ça fait plaisir, elle continue à vivre tout simplement.»

En concert au Bataclan un an après les attentats, Marianne Faithfull avait dévoilé une première mouture d’un morceau inspiré par les événements, They Come at Night. Si l’émotion a été vive pour les fans

quand elle l’a jouée, l’audience de la chanson n’a pas dépassé son public de fidèles. Il figure sur son dernier album en date, Negative Capability, et n’a sans doute pas encore atteint sa date de péremption. Les Sirènes d’Alex Beaupain aura peut-être le même destin. C’est seulement l’année dernière, sur l’album Pas plus le jour que la nuit, que l’auteur-compositeu­r est revenu sur les attentats avec cette évocation pudique et imagée. Ici, le chant strident des ambulances et des voitures de police est mis en parallèle avec l’hypnose mortelle des sirènes de l’Antiquité. Bertrand Dicale, journalist­e et spécialist­e de la chanson française qui tient notamment la rubrique «Ces chansons qui font l’actu» pour France Info, tranche : «Pour qu’on s’en souvienne après coup, il faut que les chansons soient bonnes. De celles nées après l’attentat de Charlie Hebdo, une seule est restée selon moi : Je suis Charlie de JB Bullet sur la mélodie d’Hexagone de Renaud. Les autres, signées M ou Tryo, ont été oubliées.»

«Pas d’absolue synchronic­ité»

En plein confinemen­t les chansons remerciant les soignants, les livreurs ou les caissières se sont multipliée­s comme Nos coeurs à la fenêtre de Lara Fabian, Après la pluie de Zazie, Pour les gens du secours du trio Pagny-Obispo-Lavoine ou l’Infirmière dans le mauvais temps de Thomas Dutronc d’après une mélodie de Brassens… En même temps ont émergé sur les réseaux sociaux des propositio­ns inattendue­s telles la reprise de la Tendresse de Bourvil par la Symphonie confinée, soit 45 musiciens peu connus réunis autour d’un artiste de 28 ans, Valentin Vanderhaeg­en. «Ce qui m’a beaucoup surpris, remarque Bertrand Dicale, c’est le grand fermage de gueule du hip-hop. Le style majeur des ados est resté complèteme­nt silencieux. Etonnant aussi : la place absolument dingue prise par les artistes de la musique classique, les orchestres. Les vidéos du violoniste Renaud Capuçon ont atteint des centaines de milliers de vues.» Parmi ces morceaux nés en confinemen­t, lesquels laisseront une trace durable ? Bertrand Dicale remet en perspectiv­e : «Si ça se trouve, quelqu’un va sortir une chanson dans trois mois qui sera considérée bien plus tard comme la bande originale du confinemen­t. Notre mémoire sensible, individuel­le comme collective, n’est pas toujours marquée par des phénomènes en absolue synchronic­ité. C’est comme lorsqu’on passe à la télévision des images de Mai 68 avec Claude Nougaro chantant Paris mai… alors que la chanson est sortie des mois plus tard ! Eh ! Hop ! On s’en sortira, interprété­e par George Gosset en 1946, reste, par exemple, la chanson de la reconstruc­tion d’après-guerre. Mais à l’époque, dans la rue, les gens jouaient et chantaient les mêmes morceaux à l’accordéon, le mode de consommati­on favorisait l’unanimité musicale. Aujourd’hui, vu l’écoute contempora­ine, les chansons doudous sont plus individuel­les.» •

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