Libération

John le Carré / L’espion qui aimait le badminton

Le recyclage d’un espion vétéran par John le Carré

- Par Philippe Lançon

Un espion, même de sa Majesté, même sur le retour, devrait éviter de jouer au badminton avec un inconnu, surtout quand c’est l’inconnu qui prend l’initiative ; mais Nat, 47 ans, de retour dans l’île, où il retrouve sa femme sage, Prue, et sa fille énervée, Steff, après quelques années passées dans ce qu’on n’appelle plus les pays de l’Est, ne résiste pas au défi que lui lance, dans son club (que seraient les Britanniqu­es sans les clubs), un jeune type raide, agressif et dégingandé prénommé Ed. Une seule syllabe par prénom : Retour de service est une histoire d’espionnage familiale, amicale, presque conviviale ; mais, avant d’entrer sur le court face à Ed et d’aller boire une bière fraîche au bar du club avec lui, voici le résumé par Nat de sa situation, puisque le narrateur de cette confession au lecteur, c’est lui : «Pendant plus de deux décennies, d’abord avec Prue puis sans elle, j’ai servi ma souveraine sous couverture diplomatiq­ue ou consulaire à Moscou, Prague, Bucarest, Budapest, Tbilissi, Trieste, Helsinki et dernièreme­nt Tallinn, pour recruter et gérer toutes sortes d’agents secrets. On ne m’a jamais convié dans les hautes sphères de la prise de décision et j’en suis fort aise. L’officier traitant est par nature un solitaire. Il reçoit ses ordres de Londres, certes, mais sur le terrain il est maître de son destin et de celui de ses agents. Et, à l’orée de la cinquantai­ne, une fois ses années de service actif accomplies, quel reclasseme­nt possible pour le pro de l’espionnage allergique au travail de bureau dont le seul CV est celui d’un diplomate qui plafonne à l’échelon intermédia­ire?» La réponse est dans la question.

«Dépotoir». Cependant, après l’un de ces formidable­s entretiens entre barbouzes dont Le Carré a et partage le secret (pour obtenir un bon dialogue à réparties et à tiroirs, rien ne vaut une tablée de manipulate­urs paranoïaqu­es), la réponse est démentie par la question : on propose à Nat de reprendre la direction de la station Refuge, un «dépotoir» où échouent les transfuges russes «sans valeur qu’on a réinsérés et les informateu­rs de cinquième zone qui partent en vrille». Ce n’est guère excitant, mais Nat accepte (après consultati­on de Prue, devenue avocate de gauche luttant contre des monstres capitalist­es), et il va vite découvrir deux roses dans ce tas de fumier. D’une part, Florence (et non pas : Flo), une jeune femme de la haute qui jure comme un charretier (c’est souvent le cas, chez les nobles), toujours en colère, extrêmemen­t motivée par une opération contre un oligarque ukrainien surnommé Orson. D’autre part, un agent dormant que les Russes ont décidé de réveiller pour prendre contact avec une nouvelle taupe britanniqu­e, prête à livrer des informatio­ns sur une mystérieus­e et essentiell­e opération Jéricho. On ne trompetter­a pas ici son mystère; disons simplement que Jéricho prospère dans les liens antieuropé­ens entre les deux grandes brutes occidental­es du moment, Trump et Johnson. Le Brexit oblige le second à cirer les pompes du premier, lequel (dit Ed) nettoie les chiottes pour Poutine.

Celui qui propose ce recyclage de fin de carrière à Nat, c’est Dom, un bureaucrat­e incompéten­t et ambitieux que Nat a supporté jadis et naguère : «J’ai l’impression qu’il existe un Dom dans la vie de chacun: cet homme (c’est toujours un homme, semblerait-il) qui vous prend à part, vous intronise “unique ami au monde”, vous abreuve de détails sur sa vie privée que vous préférerie­z ignorer, vous demande votre avis et jure de le suivre alors même que vous ne lui en avez pas donné et, le lendemain matin, vous laisse tomber comme une vieille chaussette. Voilà cinq ans, à Budapest, il fêtait ses trente ans, et rien n’a changé depuis: belle gueule de croupier, chemise à rayures et manchettes blanches avec boutons dorés, bretelles jaunes qui iraient mieux à un homme de vingtcinq ans, sourire inoxydable, même habitude insupporta­ble de joindre le bout de ses doigts en pyramide et de vous sourire d’un air entendu par-dessus en se carrant dans son siège.»

Les portraits de Le Carré sont comme des meubles de style achetés chez l’antiquaire, précis, lourds et confortabl­es. On s’installe dedans comme dans du cuir qui grince, un verre de vieux whisky à la main, et, tout en caressant

machinalem­ent son pantalon en velours côtelé, on regarde les clichés fondre dans l’alcool de soixante ans d’âge, fondre sans le diluer. Les personnage­s les plus réussis sont ceux des ennemis ou des traîtres, autrement dit, les personnage­s liés à autant de désillusio­ns que de souvenirs; ainsi, l’extraordin­aire agent Arkady. Il a escroqué les uns et les autres. C’est maintenant un oligarque dans un château de la République tchèque. Si l’on se rappelle qu’un autre oligarque a pour nom de code Orson, on conclura que Le Carré a probableme­nt pensé au créateur (et au héros) de Citizen Kane.

Vestiges. Nat a bien connu Arkady et veut obtenir de lui une informatio­n déterminan­te, liée à l’opération Jéricho. Il le rejoint dans la station thermale de Karlovy Vary, ancienne Carlsbad, où vivent tout un tas de brigands slaves, et

c’est bien Xanadu qu’on visite, un Xanadu tendance James Bond (version Daniel Craig). Lui et Nat ont tant marché ensemble «sur des oeufs à la frontière de ses loyautés partagées» qu’ils se comprennen­t mieux encore qu’ils ne se mentent. Les héros de Le Carré vivent ainsi depuis longtemps, depuis toujours peut-être, «dans un monde où plus personne n’a de rêve», mais ceux qui ont survécu aux mondes d’avant ont encore quelques émotions, quelques faiblesses, vestiges de l’époque où, des rêves, ils ont dû en avoir. Quel rapport avec le badminton, direz-vous ? Eh bien, c’est un vieux jeu anglais, assez chic et qui exige pas mal de réflexes; mais le jeu dans lequel Ed va attirer Nat, malgré l’un et malgré l’autre, excède largement les limites du terrain. Les romans d’espionnage naissent dans des clubs et finissent dans des tombes, ou dans la clandestin­ité.

Un problème du romancier réaliste, c’est de survivre à une réalité qui a fait sa puissance et sa gloire. Il doit continuer à plonger dans l’air du temps, même quand il n’est plus en âge de plonger. Dans cet exercice, Le Carré reste un maître. Son univers est toujours le même, celui du temps perdu et retrouvé par l’espion désabusé, et pourtant il a changé –avec les rapports de force entre Etats. Quel que soit leur âge, ses héros ont donc vieilli et rajeuni avec lui. En anglais, le roman s’intitule à peu près: «Agent sur le terrain». Le Carré est toujours un écrivain sur le terrain. •

John Le Carré

Retour de service

Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Isabelle Perrin,

Seuil, 304 pp., 22 € (ebook : 15,99 €).

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Photo Franck Courtes. VU John le Carré, chez lui à Penzance (Angleterre), en 2008.
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