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Jamais marc de café

A quel moment le boire, où le conserver, quelle qualité préférer ? Même les profession­nels ne sont pas d’accord. Rencontre avec deux torréfacte­urs parisiens dont la passion et l’éthique guident leur façon de fabriquer cette boisson qui nous rend accros de

- Par Kim Hullot-Guiot Photos Roberto Frankenber­g

On va vous décevoir d’entrée de jeu : on ne sait toujours pas si, oui ou non, il vaut mieux conserver le café au réfrigérat­eur. Eric Duchossoy, torréfacte­ur chez Verlet (1) depuis vingtessay­ant, cinq ans, est affirmatif : «On peut conserver le café au frigo. S’il est en grains, on peut aussi le mettre au congélateu­r.» Pour David Flynn, cofondateu­r en 2013 de la Brûlerie de Belleville (2), c’est non : «Le frigo, jamais ! Il y a trop d’humidité, ça commence à extraire le café avant de l’utiliser, et il va choper les arômes du frigo. A la limite, un congélateu­r profession­nel, OK… Mais le mieux, c’est comme pour les céréales : dans une boîte hermétique dans un placard. On est constammen­t en train de répéter de ne pas le mettre au frigo», sourit l’Américain. Haussement d’épaules d’Eric Duchossoy : «Les Anglos-Saxons disent qu’il ne faut surtout pas le faire, c’est un peu l’idée du moment…»

Les deux hommes ont un autre point de désaccord, qu’on serait bien en peine d’arbitrer –il va falloir que chacun se fasse son idée en en goûtant, en recommença­nt: quand faut-il consommer le café pour bénéficier de tous ses arômes ? «Quand on torréfie le café, il y a du gaz carbonique qui se crée et s’échappe. Il faut le dégazer pour que l’eau rentre correcteme­nt. Une fois qu’il est moulu, c’est bien de le consommer après cinq ou six jours, un peu moins s’il est foncé, et jusqu’à deux ou trois semaines. Après, il perd ses arômes», conseille David Flynn. Eric Duchossoy : «Il faut une journée pour dégazer, mais pas plus. Le café qu’on torréfie aujourd’hui sera meilleur demain et va perdre progressiv­ement ses saveurs.» Et n’en déplaise aux stockeurs compulsifs : «Il faut acheter son café toutes les semaines.» Trop longtemps conservé, le café sera consommabl­e mais son goût moins subtil, même si la torréfacti­on du café industriel est souvent poussée pour le rendre «uniforme, stable et constant. Quand la torréfacti­on est longue, on a plus le goût de la torréfacti­on que du café lui-même», explique David Flynn.

«Personnali­té». Au vrai, ce n’est pas tant que ces deux profession­nels du caoua ne sont pas d’accord, c’est plutôt qu’ils ne cherchent pas le même résultat. «Chaque café est différent : on le chauffe entre neuf et quatorze minutes. Chez Verlet, c’est un peu plus long : ils torréfient plus foncé que nous, ce qui casse un peu plus la structure moléculair­e du café et permet aux arômes de s’extraire plus facilement. Un café foncé, on peut le consommer plus tôt, suggère David Flynn, notre philosophi­e c’est de trouver l’équilibre et d’avoir une large gamme. Pour garder quelque chose de floral, fruité, ou acidulé, il faut torréfier plus léger.»

«Un bon café a sa personnali­té, il n’est pas forcément facile à boire. Il y a des cafés plus durs, plus denses que d’autres, complète Eric Duchossoy. Ça dépend ce qu’on recherche : avec les Kenya il faut sublimer cette acidité, ce fruit, il va falloir le saisir plus vite ; par contre, des cafés comme les Brésil, qui sont plus tendres, on va les torréfier plus doucement, peutêtre un peu moins fort mais surtout moins rapidement.»

Si à la Brûlerie de Belleville, située dans le XIXe arrondisse­ment parisien dans un bâtiment à l’esthétique très actuelle de vieil atelier, on utilise un ordinateur où on «enregistre toutes les courbes de températur­es selon les cafés» ; chez Verlet, un petit local situé non loin du Conseil constituti­onnel (dans le Ier arrondisse­ment), tout est dans les yeux d’Eric Duchossoy, qui a commencé à plonger son nez dans le café à 14 ans, lorsqu’il travaillai­t – «afin de mettre de l’essence dans la mobylette» – pour son grand-père qui en importait de Madagascar, au Havre. «Au début, les fabricants de machines à café nous montraient les courbes de températur­e, mais tout était dans l’oeil du torréfacte­ur, c’était artisanal, se rappelle-t-il. Les machines n’ont pas beaucoup changé : on

chauffe le café, c’est l’air chaud qui est un flux permanent de chaleur à travers les grains de café dans la machine. D’autres machines, comme les Hollandais­es, récupèrent l’énergie de la chaleur, les Américaine­s fonctionne­nt par convection, mais le principe est toujours le même.» Au final, chez l’un ou chez l’autre, c’est toujours le sens de l’odorat du torréfacte­ur qui compte. «Le travail du torréfacte­ur, c’est d’utiliser son nez pour savoir à quel moment sortir le café. Il faut le refroidir vite ensuite», résume David Flynn.

Arrivé en France au XVIIe siècle, le café, dont la consommati­on s’est généralisé­e au XVIIIe siècle, est une passion française, presque au même titre que le vin. «Les gens qui aiment le vin en général aiment le café. Le vocabulair­e est similaire, on parle d’arômes citronnés, fruités, floraux, balsamique­s, de caramel, de beurre… Assembler des cafés pour faire un mélange qui ait du goût et qui dure, ce qui est notre métier, c’est un peu le même principe que de faire des assemblage­s de cépages», estime Eric Duchossoy. Le café peut d’ailleurs être fermenté, comme le raisin.

«Au début des années 1680, deux marchands [de café] vantèrent les vertus de la graine dans des livres de développem­ent personnel à grand succès. Le café y était présenté comme un superalime­nt […]. Au début des années 1690, le café prit une importance suffisante pour que le gouverneme­nt se décide à le taxer», écrit Nicolas Kayser-Bril dans un excellent ouvrage sur les boissons du quotidien, à paraître en juin (3). Au XVIIIe siècle, boire du café est devenu habituel en Europe, rapporte-t-il encore, et les cafés «se distinguèr­ent immédiatem­ent des tavernes […]. Faute de journaux imprimés, qui étaient encore rares à l’époque, les nouvelles s’échangeaie­nt au café […]. C’est là qu’on discutait, que les idées se formaient», au point que «bien des historiens voient plus qu’une corrélatio­n» entre le développem­ent des cafés et l’avènement des Lumières.

Odeur de grillé. Mais les premières expérience­s de torréfacti­ons remonterai­ent «au XIIIe, XIVe ou XVe siècle, on ne sait pas trop avec les légendes», dit Eric Duchossoy. Il raconte : «Un berger faisait paître ses chèvres sur les hauts plateaux éthiopiens. Il avait remarqué que quand elles mangeaient les cerises de café elles étaient excitées, énervées. Il les a apportées au monastère; les moines essayent de croquer, c’est très dur, pas très bon et un jour un moine met dans une écuelle en métal ses grains et s’endort. Dans la nuit, il entend un crac et c’était les premiers cafés torréfiés. Ils ont pilé les grains, ajouté de l’eau chaude, et se sont rendu compte qu’ils avaient l’esprit vif, qu’ils priaient plus… C’est un excitant intellectu­el, c’est pour ça que beaucoup d’écrivains et d’artistes en prennent.»

Jusqu’à la moitié du XXe siècle, on achetait son café chez de petits épiciers torréfacte­urs. Progressiv­ement, les Français se sont davantage tournés vers le café du supermarch­é et l’activité de torréfacte­ur a largement périclité, même si certaines maisons, comme Verlet, fondée en 1880, ou Pfaff, ouverte en 1930, ont résisté. Dans les années 2000, l’arrivée des machines Nespresso, capables de reproduire à la maison un café relativeme­nt proche du petit noir consommé au zinc, a sans doute contribué à raviver l’intérêt des Français pour la boisson. Quitte à ce qu’ils soient troublés par l’odeur du grillé, qui embaumait autrefois les rues sans que personne n’y trouve à redire : «Un jour où les vents rabattaien­t l’odeur de la torref, on a vu débarquer la femme de Louis de Funès, qui habitait à côté, qui nous a dit “mais vous m’empestez avec votre café, ça rentre par mes fenêtres !” Elle devait être mal lunée, elle était charmante à part ça», sourit Eric Duchossoy.

Depuis, des nouveaux sont apparus sur le marché de la torréfacti­on, comme la Brûlerie de Belleville, tenue par des trentenair­es qui promeuvent, au-delà du goût, un lifestyle tourné vers la recherche de produits de qualité à mettre dans son verre et son assiette. «C’est fou qu’on voie le café comme un truc lambda, s’amuse David Flynn. C’est le noyau d’un fruit tropical qui vient du bout du monde et qu’on a tous les matins au petit déj! C’est important de valoriser toutes les mains qui ont fait ce produit, on s’en rend d’autant plus compte en période de confinemen­t.»

«Cerises impec». Valoriser toutes les mains, c’est le principe du commerce équitable, dont le café a été l’un des fers de lance en France, il y a une quinzaine d’années. A ce sujet, les deux torréfacte­urs sont d’accord : une étiquette commerce équitable ne garantit pas vraiment la qualité. «Dans une coopérativ­e, des petits planteurs apportent leurs cerises. Mais certains ont des cerises impec, d’autres ont des grains noirs, des cerises vertes, des branches… Comment voulez-vous avoir un café régulier. C’est bien de mieux payer les planteurs, mais ce n’est pas soumis à une qualité de café», explique Eric Duchossoy. Pour David Flynn – qui assure acheter ses cafés «audessus du prix commerce équitable pour que tout le monde y gagne, car un produit de spécialité, c’est plus de boulot, plus de temps, plus de pertes» –, «c’est mieux de voir les gens comme des partenaire­s plutôt que d’être dans une optique de sauveur. C’est grâce à des partenaria­ts de long terme qu’on peut essayer de faire des choses, de valoriser des produits sans pesticide, par exemple. Ça, on ne peut le faire que si on a des rapports corrects avec les gens». Cette année, David Flynn avait prévu des tests sur la plantation hondurienn­e de Neptaly Bautista, un partenaire de longue date, «pour voir si l’âge des arbres influence le goût du café. Je ne sais pas si on va pouvoir le faire, à cause du Covid-19, mais il y a encore un tas de choses à explorer !» •

(1) 256, rue Saint-Honoré (75001).

(2) 14 bis, rue Lally-Tollendal (75019). (3) Breuvages bluffants. Lait, bière, vin, thé, café… La véritable histoire de nos boissons

préférées de Nicolas Kayser-Bril, éd. Nouriturfu, à paraître le 18 juin, 152 pp., 14 €.

 ??  ?? Ci-dessus, dans la brûlerie Verlet à Paris. Photos suivantes, dans la Brûlerie de Belleville, le 19 mai. Jusqu’à la moitié du XXe siècle, on achetait son café chez des épiciers torréfacte­urs. Puis on s’est davantage tourné vers le café du supermarch­é et l’activité de torréfacte­ur a périclité.
Ci-dessus, dans la brûlerie Verlet à Paris. Photos suivantes, dans la Brûlerie de Belleville, le 19 mai. Jusqu’à la moitié du XXe siècle, on achetait son café chez des épiciers torréfacte­urs. Puis on s’est davantage tourné vers le café du supermarch­é et l’activité de torréfacte­ur a périclité.
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