Jamais marc de café
A quel moment le boire, où le conserver, quelle qualité préférer ? Même les professionnels ne sont pas d’accord. Rencontre avec deux torréfacteurs parisiens dont la passion et l’éthique guident leur façon de fabriquer cette boisson qui nous rend accros de
On va vous décevoir d’entrée de jeu : on ne sait toujours pas si, oui ou non, il vaut mieux conserver le café au réfrigérateur. Eric Duchossoy, torréfacteur chez Verlet (1) depuis vingtessayant, cinq ans, est affirmatif : «On peut conserver le café au frigo. S’il est en grains, on peut aussi le mettre au congélateur.» Pour David Flynn, cofondateur en 2013 de la Brûlerie de Belleville (2), c’est non : «Le frigo, jamais ! Il y a trop d’humidité, ça commence à extraire le café avant de l’utiliser, et il va choper les arômes du frigo. A la limite, un congélateur professionnel, OK… Mais le mieux, c’est comme pour les céréales : dans une boîte hermétique dans un placard. On est constamment en train de répéter de ne pas le mettre au frigo», sourit l’Américain. Haussement d’épaules d’Eric Duchossoy : «Les Anglos-Saxons disent qu’il ne faut surtout pas le faire, c’est un peu l’idée du moment…»
Les deux hommes ont un autre point de désaccord, qu’on serait bien en peine d’arbitrer –il va falloir que chacun se fasse son idée en en goûtant, en recommençant: quand faut-il consommer le café pour bénéficier de tous ses arômes ? «Quand on torréfie le café, il y a du gaz carbonique qui se crée et s’échappe. Il faut le dégazer pour que l’eau rentre correctement. Une fois qu’il est moulu, c’est bien de le consommer après cinq ou six jours, un peu moins s’il est foncé, et jusqu’à deux ou trois semaines. Après, il perd ses arômes», conseille David Flynn. Eric Duchossoy : «Il faut une journée pour dégazer, mais pas plus. Le café qu’on torréfie aujourd’hui sera meilleur demain et va perdre progressivement ses saveurs.» Et n’en déplaise aux stockeurs compulsifs : «Il faut acheter son café toutes les semaines.» Trop longtemps conservé, le café sera consommable mais son goût moins subtil, même si la torréfaction du café industriel est souvent poussée pour le rendre «uniforme, stable et constant. Quand la torréfaction est longue, on a plus le goût de la torréfaction que du café lui-même», explique David Flynn.
«Personnalité». Au vrai, ce n’est pas tant que ces deux professionnels du caoua ne sont pas d’accord, c’est plutôt qu’ils ne cherchent pas le même résultat. «Chaque café est différent : on le chauffe entre neuf et quatorze minutes. Chez Verlet, c’est un peu plus long : ils torréfient plus foncé que nous, ce qui casse un peu plus la structure moléculaire du café et permet aux arômes de s’extraire plus facilement. Un café foncé, on peut le consommer plus tôt, suggère David Flynn, notre philosophie c’est de trouver l’équilibre et d’avoir une large gamme. Pour garder quelque chose de floral, fruité, ou acidulé, il faut torréfier plus léger.»
«Un bon café a sa personnalité, il n’est pas forcément facile à boire. Il y a des cafés plus durs, plus denses que d’autres, complète Eric Duchossoy. Ça dépend ce qu’on recherche : avec les Kenya il faut sublimer cette acidité, ce fruit, il va falloir le saisir plus vite ; par contre, des cafés comme les Brésil, qui sont plus tendres, on va les torréfier plus doucement, peutêtre un peu moins fort mais surtout moins rapidement.»
Si à la Brûlerie de Belleville, située dans le XIXe arrondissement parisien dans un bâtiment à l’esthétique très actuelle de vieil atelier, on utilise un ordinateur où on «enregistre toutes les courbes de températures selon les cafés» ; chez Verlet, un petit local situé non loin du Conseil constitutionnel (dans le Ier arrondissement), tout est dans les yeux d’Eric Duchossoy, qui a commencé à plonger son nez dans le café à 14 ans, lorsqu’il travaillait – «afin de mettre de l’essence dans la mobylette» – pour son grand-père qui en importait de Madagascar, au Havre. «Au début, les fabricants de machines à café nous montraient les courbes de température, mais tout était dans l’oeil du torréfacteur, c’était artisanal, se rappelle-t-il. Les machines n’ont pas beaucoup changé : on
chauffe le café, c’est l’air chaud qui est un flux permanent de chaleur à travers les grains de café dans la machine. D’autres machines, comme les Hollandaises, récupèrent l’énergie de la chaleur, les Américaines fonctionnent par convection, mais le principe est toujours le même.» Au final, chez l’un ou chez l’autre, c’est toujours le sens de l’odorat du torréfacteur qui compte. «Le travail du torréfacteur, c’est d’utiliser son nez pour savoir à quel moment sortir le café. Il faut le refroidir vite ensuite», résume David Flynn.
Arrivé en France au XVIIe siècle, le café, dont la consommation s’est généralisée au XVIIIe siècle, est une passion française, presque au même titre que le vin. «Les gens qui aiment le vin en général aiment le café. Le vocabulaire est similaire, on parle d’arômes citronnés, fruités, floraux, balsamiques, de caramel, de beurre… Assembler des cafés pour faire un mélange qui ait du goût et qui dure, ce qui est notre métier, c’est un peu le même principe que de faire des assemblages de cépages», estime Eric Duchossoy. Le café peut d’ailleurs être fermenté, comme le raisin.
«Au début des années 1680, deux marchands [de café] vantèrent les vertus de la graine dans des livres de développement personnel à grand succès. Le café y était présenté comme un superaliment […]. Au début des années 1690, le café prit une importance suffisante pour que le gouvernement se décide à le taxer», écrit Nicolas Kayser-Bril dans un excellent ouvrage sur les boissons du quotidien, à paraître en juin (3). Au XVIIIe siècle, boire du café est devenu habituel en Europe, rapporte-t-il encore, et les cafés «se distinguèrent immédiatement des tavernes […]. Faute de journaux imprimés, qui étaient encore rares à l’époque, les nouvelles s’échangeaient au café […]. C’est là qu’on discutait, que les idées se formaient», au point que «bien des historiens voient plus qu’une corrélation» entre le développement des cafés et l’avènement des Lumières.
Odeur de grillé. Mais les premières expériences de torréfactions remonteraient «au XIIIe, XIVe ou XVe siècle, on ne sait pas trop avec les légendes», dit Eric Duchossoy. Il raconte : «Un berger faisait paître ses chèvres sur les hauts plateaux éthiopiens. Il avait remarqué que quand elles mangeaient les cerises de café elles étaient excitées, énervées. Il les a apportées au monastère; les moines essayent de croquer, c’est très dur, pas très bon et un jour un moine met dans une écuelle en métal ses grains et s’endort. Dans la nuit, il entend un crac et c’était les premiers cafés torréfiés. Ils ont pilé les grains, ajouté de l’eau chaude, et se sont rendu compte qu’ils avaient l’esprit vif, qu’ils priaient plus… C’est un excitant intellectuel, c’est pour ça que beaucoup d’écrivains et d’artistes en prennent.»
Jusqu’à la moitié du XXe siècle, on achetait son café chez de petits épiciers torréfacteurs. Progressivement, les Français se sont davantage tournés vers le café du supermarché et l’activité de torréfacteur a largement périclité, même si certaines maisons, comme Verlet, fondée en 1880, ou Pfaff, ouverte en 1930, ont résisté. Dans les années 2000, l’arrivée des machines Nespresso, capables de reproduire à la maison un café relativement proche du petit noir consommé au zinc, a sans doute contribué à raviver l’intérêt des Français pour la boisson. Quitte à ce qu’ils soient troublés par l’odeur du grillé, qui embaumait autrefois les rues sans que personne n’y trouve à redire : «Un jour où les vents rabattaient l’odeur de la torref, on a vu débarquer la femme de Louis de Funès, qui habitait à côté, qui nous a dit “mais vous m’empestez avec votre café, ça rentre par mes fenêtres !” Elle devait être mal lunée, elle était charmante à part ça», sourit Eric Duchossoy.
Depuis, des nouveaux sont apparus sur le marché de la torréfaction, comme la Brûlerie de Belleville, tenue par des trentenaires qui promeuvent, au-delà du goût, un lifestyle tourné vers la recherche de produits de qualité à mettre dans son verre et son assiette. «C’est fou qu’on voie le café comme un truc lambda, s’amuse David Flynn. C’est le noyau d’un fruit tropical qui vient du bout du monde et qu’on a tous les matins au petit déj! C’est important de valoriser toutes les mains qui ont fait ce produit, on s’en rend d’autant plus compte en période de confinement.»
«Cerises impec». Valoriser toutes les mains, c’est le principe du commerce équitable, dont le café a été l’un des fers de lance en France, il y a une quinzaine d’années. A ce sujet, les deux torréfacteurs sont d’accord : une étiquette commerce équitable ne garantit pas vraiment la qualité. «Dans une coopérative, des petits planteurs apportent leurs cerises. Mais certains ont des cerises impec, d’autres ont des grains noirs, des cerises vertes, des branches… Comment voulez-vous avoir un café régulier. C’est bien de mieux payer les planteurs, mais ce n’est pas soumis à une qualité de café», explique Eric Duchossoy. Pour David Flynn – qui assure acheter ses cafés «audessus du prix commerce équitable pour que tout le monde y gagne, car un produit de spécialité, c’est plus de boulot, plus de temps, plus de pertes» –, «c’est mieux de voir les gens comme des partenaires plutôt que d’être dans une optique de sauveur. C’est grâce à des partenariats de long terme qu’on peut essayer de faire des choses, de valoriser des produits sans pesticide, par exemple. Ça, on ne peut le faire que si on a des rapports corrects avec les gens». Cette année, David Flynn avait prévu des tests sur la plantation hondurienne de Neptaly Bautista, un partenaire de longue date, «pour voir si l’âge des arbres influence le goût du café. Je ne sais pas si on va pouvoir le faire, à cause du Covid-19, mais il y a encore un tas de choses à explorer !» •
(1) 256, rue Saint-Honoré (75001).
(2) 14 bis, rue Lally-Tollendal (75019). (3) Breuvages bluffants. Lait, bière, vin, thé, café… La véritable histoire de nos boissons
préférées de Nicolas Kayser-Bril, éd. Nouriturfu, à paraître le 18 juin, 152 pp., 14 €.