De belles gamelles
Jean-Claude Cahagnet Pendant la fermeture des restaurants, le seul étoilé du «93», motard rescapé d’une terrible chute, s’est improvisé traiteur à succès.
Et soudain, le «vide». Une sensation totalement inédite dans une existence jusqu’à présent traversée à tombeau ouvert, qui vous confisque la moindre capacité d’analyse, subordonnée à un minimum de clairvoyance. Comme tous les marmitons, cafetiers, maîtres queux et autres gâtesauce de l’Hexagone, Jean-Claude Cahagnet n’est pas près d’oublier ce fameux oukase étatique du 14 mars, stipulant qu’à compter de minuit, devraient fermer sine die «tous les lieux recevant du public, non indispensables à la vie du pays», comme les «bars, cafés, restaurants…». «Même s’il ne s’agissait pas d’un coup de théâtre, sur le coup, on n’y croit pas», resitue le chef de l’Auberge des Saints Pères à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, chemisette noire, pantacourt et sandales, dans l’atonie proprette de la salle déserte où, d’ordinaire, affluent les fines gueules, bercées par le doux cantabile des ustensiles qui virevoltent dans la cuisine contiguë. «Nous ne travaillons que du très frais, et je venais encore de rentrer pas mal de marchandises le matin même. J’avais aussi eu un rendez-vous dans la journée avec la compta qui s’était bien passé. Le restaurant a rouvert en septembre après d’importants travaux, et tous les indicateurs étaient au vert. Nous affichions complet, comme la plupart du temps, c’était le début du service du soir. Et là…» La tuile, sans les amandes.
Mais qu’on ne se méprenne pas : il n’y a aucun trémolo dans la voix de celui qui, allergique aux «pleureuses», oppose à l’anxiété ambiante un sourire malicieux barrant son rond visage. Après deux semaines d’une digestion partagée entre activités sportives et échanges avec les banques, il rebondit en imaginant du vendredi au dimanche une formule traiteur : entrée, plat, dessert, 35 euros. A retirer sur place, où la queue ne tarde pas à se former, dans la fade rue de banlieue où se déroule l’Epiphanie. Car, avec jusqu’à plus de 500 menus confectionnés en une semaine, le challenge vire illico au plébiscite. Au point que le chef y voit désormais une nouvelle corde à son arc, dans un emploi du temps pourtant saturé, où déjà ne parvenaient guère à s’immiscer que «quatre ou cinq heures» quotidiennes de sommeil.
Ceci expliquant cela, l’on se doit de mentionner que, quasi magique, la formule en question annonçait, tantôt un «parmentier de patates douces rôties, volaille fermière et pépites de foie gras», tantôt «une jambonnette de canard braisée au vadouvan, gnocchis, champignons de Paris, mousseline de céleris et lard fumé». Car, inutile de tourner plus longtemps autour du cul-de-poule, Jean-Claude Cahagnet a, depuis 2004, la particularité d’être l’unique chef étoilé de la Seine-Saint-Denis au Guide Michelin. La bible parfois froissée mais jamais renversée de la crème culinaire, saluant la «régularité, année après année, d’une cuisine créative et sophistiquée, à grand renfort de techniques complexes et de mariages de saveurs inattendus». Tout comme le serait donc une implantation dans le département le plus pauvre de France, terreau censément émeutier et «pays du kebab», comme s’est entendu dire le cordon-bleu qui, depuis son installation à la fin du siècle dernier, préfère à l’inverse se focaliser sur «la sincérité et le dynamisme» d’un territoire en tout point compatible avec cette envie perpétuelle de «mouvement» qui, aux fourneaux, l’incite à bichonner d’autant plus la coquille Saint-Jacques, l’asperge ou le melon, qu’ils ne durent qu’un temps.
Au vrai, l’action n’a donc jamais manqué dans la vie du Francilien, élevé sans ménagement et «dans le conflit» par un père militant du SAC (la police parallèle de De Gaulle), pâtissier de métier signant le gâteau du mariage de Johnny et Sylvie, avant de tout plaquer pour devenir gérant de station-service dans les Yvelines. Où l’aîné des deux marmots doit tenir la pompe, en regardant filer les camions sur la N12, direction la Bretagne. «Longtemps, le nom de Michelin n’a été pour moi associé qu’aux pneus», galèje le rejeton de «la
France d’en bas», faisant fi de storytelling au moment de condenser une ascension qui prendrait tout au plus sa source dans les fiches recettes jadis découpées dans le Modes et Travaux maternel. Diagnostiqué «inapte aux études», il aurait pu être mécano, ou coiffeur. Mais direction l’école hôtelière de Jouy-en-Josas, puis une formation chez Jean-Pierre Philippe, dans la vallée de Chevreuse, où le stagiaire a le déclic pour «ce métier de maso et d’égoïste», ambigument condamné à guetter la reconnaissance dans le regard (et la bouche) d’autrui. «Tous les grands chefs sont à la fois stricts, caractériels et impulsifs», extrapole aujourd’hui celui qui se définit aussi «comme rugueux, méthodique, taquin»… et toujours hanté par le commensal qui, sur une tablée de quarante, émettra ses réserves sur un plat qui pourriront sa nuit – car «je préfère disséquer son point de vue plutôt que me dire qu’il est con».
Bien qu’accro au piano, Jean-Claude Cahagnet est néanmoins parvenu à trouver un autre violon d’Ingres : la moto. Laquelle, à force d’enquiller les tours de piste, a fini par lui en jouer un bien vilain : au Bol d’or 2014, sur le circuit de Magny-Cours, le pilote fait une terrible chute qui le réduit en charpie. Coma artificiel, septicémie, staphylocoque doré, purpura. Pronostic vital engagé. Neuf semaines d’hospitalisation plus tard et 19 kilos en moins, l’homme ressuscite. Rafistolé («je préfère ne pas parler des séquelles») autant que transformé : toujours dur au mal, mais désormais sujet à une «émotivité» insoupçonnée. Dans l’épreuve, sa seconde épouse, la blonde tatouée Gaëlle, qui a su faire feu de tout bois sans broncher, a gagné une admiration infinie. Et le personnel soignant, une reconnaissance éternelle.
Durant le confinement, JCC, père de trois enfants, (dont un handicapé) qui s’investit à l’occasion dans le social (crèche, hôpital psychiatrique) a aussi fait la popote pour les infirmières. Mais la suite laisse l’«athée et apolitique» circonspect. «Inutile de tirer des plans sur la comète», l’adaptation aux nouvelles contraintes d’un pizzaiolo de centre commercial n’est pas celle d’une table étoilée et, si, entre charges, emprunts et restrictions sanitaires, l’avenir paraît «compliqué», le chef se refuse pour autant à pousser des cris d’orfraie. Pas plus qu’il ne s’appesantit sur cette paume de la main gauche perforée par une lame de couteau quelques heures avant la rencontre («aucun tendon n’a été touché»), daubant même au passage une époque médiatique qui chérit plus durablement les virtuoses de la spatule que du bistouri. D’où la conviction audible que «certaines valeurs mériteraient d’être repensées». • 1965 Naissance. 1997 Ouverture de l’Auberge des SaintsPères à Aulnay-sousBois (Seine-SaintDenis).
2000 Devient maître cuisinier de France. 2004 Etoilé au Michelin.
2014 Accident de moto au Bol d’or. Juin 2020 Réouverture des restaurants.