Christo n’emballera plus
L’artiste plasticien connu pour avoir recouvert le Pont-Neuf est mort dimanche à 84 ans. Il devait empaqueter l’Arc de triomphe à l’automne.
Paris, l’attendait, au centre Pompidou d’abord, pour une grande exposition sur ses projets menés dans la capitale, avec sa femme, JeanneClaude. «Christo et JeanneClaude–Paris !» devait ouvrir le 16 mars, avant d’être repoussée à cause de la pandémie au 1er juillet. On l’attendait aussi à l’Arc de triomphe, pour un empaquetage dans les règles de son art, prévu finalement en septembre 2021 pour ne pas gêner les faucons, en pleine nidification printanière. Ces événements, préparés de longue date, comme tous les projets du couple, prendront une valeur posthume: Christo est mort dimanche à 84 ans à son domicile new-yorkais, rejoignant ainsi son épouse, disparue il y a onze ans.
Secrets.
Ils se rencontrent à Paris, en 1958. Christo y a fui sa Bulgarie natale, après avoir appris à peindre aux Beaux-Arts de Sofia. Pour gagner sa croûte, il portraiture le grand monde, et notamment la femme du général de Guillebon, directeur de l’Ecole polytechnique et dont la fille n’est autre que Jeanne-Claude. Ils se marient et Christo cherche sa voie artistique qui ne peut pas tenir dans ces portraits de commande. Ses tableaux secrets (qui seront exposés pour la première fois à Beaubourg) creusent une veine informelle et expressive avec une surface engluée de sable, de poussière et de pigments terreux, grêlée de cratères. Dans ses années parisiennes, avant un départ pour New York, dès 1964, son fait d’armes, prémonitoire dans ses proportions et sa localisation dans l’espace public, reste Iron Curtain, un empilement de barils de pétrole qui barre la petite rue de Visconti. Cette sculpture éphémère au matériau industriel lui vaut alors d’être reconnu par Pierre Restany comme l’un de ces «nouveaux réalistes» qui représentent l’avènement embarrassant de la marchandise dans la société de consommation.
Un geste fondateur, qu’il n’expliquera jamais, place pourtant Christo sur les rails d’une oeuvre très personnelle, identifiable entre mille : il empaquette un pot de peinture dans une toile trempée dans la résine et ficelle le tout grossièrement. On pourrait y voir un renoncement à la peinture, une manière de la neutraliser, ou plutôt de faire en sorte qu’elle-même s’étouffe dans l’oeuf avec ses propres moyens. Mais, avec Christo et bientôt Jeanne-Claude, on peut toujours voir le pot à moitié plein ou à moitié vide. Leurs empaquetages prennent indifféremment des reliefs enchanteurs ou bien des reflets plus ambigus. Ils commentent d’ailleurs assez peu leurs projets, se réjouissant simplement de leur beauté et de la communion avec le public qu’ils induisent. La Kunsthalle de Berne, en Suisse, alors lieu de toutes les expérimentations artistiques d’avant-garde, est, en 1968, le premier bâtiment à s’éclipser sous des milliers de mètres carrés de toile. Dès lors, le couple déroule ses longs et spectaculaires rideaux de par le monde en les tendant parfois dans des sites naturels et
La Kunsthalle de Berne est, en 1968, le premier bâtiment à s’éclipser sous des milliers de mètres carrés de toile.
les exposant ainsi aux aléas des intempéries. En 1972, Valley Curtain, dans le Colorado, tombe entre deux collines, barrant l’horizon d’un rouge orangé de coucher de soleil, mais est balayé par le vent au bout d’une journée seulement. Au début des années 80, les îles de la baie de Biscayne à Miami sont bordées d’un large écrin rosefushia qui les fait ressembler, vu du ciel, à des nénuphars.
Magie.
En 1985, ceux qui y étaient ou l’ont vu à la télé, s’en souviennent encore : le Pont-Neuf se drape dans un tissu beige. En France, certains s’esclaffent, d’autres mettent le pied à l’étrier pas si étroit que cela de l’art contemporain. Grand public, les projets de Christo et JeanneClaude attisent le regard sur le monument qui est là depuis toujours en le recouvrant d’un voile pudique et sensuel, dont les plis et les replis peuvent évoquer une esthétique baroque. La beauté du geste tient aussi à sa magie : comme pour The Floating Piers, pièces de tissu jetés dans le lac Iseo en Italie et qui permettaient de marcher sur l’eau. Le couple réussit donc des coups de prestidigitation, sans esbroufe, sans rien cacher du truc.
Le truc, c’est en partie des années et des années d’obstination pour obtenir les autorisations politiques et administratives et pour garantir la production de ces oeuvres, jamais commandées par d’autres, ni sponsorisées, invendables, autofinancées. Il aura ainsi fallu une vingtaine d’années pour que l’empaquetage du Reichstag à Berlin se fasse finalement en 1995, après la réunification allemande, alors que l’idée en fut initiée avant la chute du Mur. Tout cela pour deux semaines. Car, à chaque fois, au bout de quelques jours, le rideau tombe et les lieux sont rendus à leur état premier. C’est l’oeuvre qui s’éclipse, remballée à jamais dans le reflet coloré de son bref mais intense scintillement.