Libération

Itinéraire d’un livreur exploité

De nombreux travailleu­rs sont employés illégaleme­nt par un sous-traitant de la plateforme et ne sont parfois pas payés pendant des semaines. Karim raconte à «Libé» sa vie de «livreur de bonheur».

- Par Gurvan Kristanadj­aja Photo Olivier Roller

Dans l’après-confinemen­t, des scènes vécues pendant l’enfermemen­t reviennent parfois avec plus d’ironie. Ces deux derniers mois, Karim (1), les a passés à livrer des repas aux Parisiens confinés pour le compte de la plateforme française Frichti. Midi et soir, ce jeune livreur a déposé des dizaines de plats sur le pas de la porte des clients pour payer son loyer. Puisque la livraison a transformé les travailleu­rs en hommes-sandwichs, son gilet jaune poussin affiche côté face le logo de la firme en grandes lettres. Côté pile, on peut lire «livreur de bonheur» à chaque fois que le jeune homme rebrousse chemin après une livraison.

Voilà ce que doit être Karim pour Frichti et ses clients: une personne au service du bon, même dans la tempête. Un paradoxe car ces plateforme­s de livraison promettent le bien aux clients tout en semblant ignorer les malheurs de leurs livreurs. Lorsque l’on demande à Karim de se définir, il se décrit plutôt comme «un livreur sans papiers et sans contrat»…

Le jeune homme est né dans un pays d’Afrique, où il est traqué en raison de son orientatio­n sexuelle. A l’âge adulte, il choisit l’exode. Au moment de traverser la Méditerran­ée du Maroc vers l’Espagne, Karim songe d’abord à faire le chemin caché sous de gros camions. Il trouve finalement refuge au centre temporaire pour migrants de Melilla, enclave espagnole au Maroc. Le migrant y reste enfermé pendant un an et demi, dans des conditions «proches de la prison». «J’y ai perdu 25 kilos, j’ai dû faire face à beaucoup de racisme là-bas», raconte-t-il avec pudeur. Quand il est finalement libéré, il s’installe en Espagne et exerce brièvement en tant que téléopérat­eur pour des marques de téléphonie françaises. Pour autant, Karim ne parvient pas à obtenir l’asile dans son pays d’accueil et peine de plus en plus à trouver des petits boulots. C’est cet hiver, dans le froid des grèves, qu’il décide de poser son sac à Paris. «On m’a dit que c’était plus simple de travailler au black ici», explique-t-il. Un contact dans la capitale lui transmet l’adresse d’une entreprise prête à lui fournir du travail en tant que livreur à scooter. «Elle s’appelle Frichti», lui dit-on. Son interlocut­eur lui assure que c’est le meilleur moyen de travailler… à condition d’emprunter l’identité d’un autre livreur en règle.

«Dans la peur»

Karim accepte et reçoit un scooter électrique doté d’un coffre frigorifiq­ue. Pour ses premiers jours dans la peau d’un autre, dont le prénom et le nom s’affichent en toutes lettres sur son téléphone, sa présence passe inaperçue. Contrairem­ent à certains concurrent­s, Frichti livre ses propres produits et non ceux de restaurant­s. Il se rend donc tous les jours dans leurs locaux récupérer les commandes. Mais là-bas, il n’est jamais interrogé sur son identité. Et à ce stade, Karim est toujours persuadé que c’est bien Frichti qui l’emploie. Il porte un gilet au nom de la marque, livre des sacs siglés et ouvre tous les jours l’applicatio­n… «Tout m’indi- lll

lll que que ce sont eux qui me payent», raconte-t-il. Les premiers mois, Karim fait ses heures sans problème. Quand l’épidémie de coronaviru­s s’intensifie et que le gouverneme­nt décide de confiner les Français, l’activité se poursuit malgré tout, «dans la peur». «Pendant cette période, seuls les plus précaires, ceux qui avaient vraiment besoin de cet argent pour vivre, ont continué», note Jérôme Pimot, cofondateu­r du Collectif des livreurs autonomes de Paris.

Dans les rues désertes, il faut faire face aux contrôles de police qui se multiplien­t. Après quelques semaines, Karim se fait arrêter une première fois. «Les policiers me font remarquer que mon scooter est un 125 centimètre­s cubes et qu’il faut un permis pour ça.» Pire, il n’a ni carte grise ni assurance pour le deux-roues et toujours pas de titre de séjour. Karim obtient miraculeus­ement la clémence des forces de l’ordre. «J’ai dit que je faisais rien de mal, que je travaillai­s parce que personne ne travaillai­t, que j’avais besoin d’argent. Ils m’ont laissé partir», se remémore le livreur qui craint toujours d’être expulsé dans son pays natal.

Combine

Mais après quelques semaines de confinemen­t, il constate que son salaire n’est plus versé : «Et je commençais à avoir peur de ne pas pouvoir payer la chambre que je loue.» Lorsqu’il s’en inquiète auprès de celui qui l’embauche, on lui demande d’être patient. Mais Karim commence à avoir de sérieux doutes. Dans le groupe WhatsApp créé pour recevoir les instructio­ns quotidienn­es des employeurs, ils sont plusieurs. Au moins six d’entre eux travailler­aient illégaleme­nt, selon Karim. Ils y reçoivent parfois des menaces de licencieme­nt : «Il faut obligatoir­ement aller à l’étage quand le client le demande. Celui qui ne respecte pas cette règle sera viré !» prévient un des donneurs d’ordre.

Après deux mois sans salaire, certains livreurs s’agacent fin avril : «Il faut verser l’argent, là c’est abusé!» Pas de réponse. C’est en se concertant avec eux que Karim parvient finalement à obtenir des précisions quant à sa situation : en réalité, son employeur n’est pas Frichti, mais une société tierce, sous-traitante. Cette entreprise, que nous avons pu retrouver mais dont nous ne dévoilons pas l’identité à ce stade pour protéger ses livreurs, a pignon sur rue et a tout de la start-up bien portante. Ironie de l’époque, elle a fait de la livraison écologique son credo et est citée dans plusieurs réseaux estampillé­s «French Tech». Sur son compte Twitter, on peut lire en descriptio­n la mission qu’elle s’est fixée: «Rendre écologique­ment, qualitativ­ement et économique­ment viable la livraison dans les villes de plus de 50000 habitants.» Avec en photo de couverture, une flotte de scooters électrique­s comme ceux de Karim. Dans la presse spécialisé­e, elle est citée en bonne place, catégorie «ces start-up qui veulent un futur plus vert». Dans un autre article de presse sur la livraison verte, ses dirigeants se vantent d’être présents à Paris et Lyon et d’avoir pour clients Leclerc ou Casino. Mais en arrièrebou­tique, ses livreurs témoignent d’une réalité moins reluisante. «J’y ai travaillé un mois, on m’a menti sur mon contrat qu’on ne m’a jamais fait signer. Ils me doivent 1 360 euros. Ce que cette société a fait est de l’exploitati­on humaine», témoignait déjà sur Internet un ancien livreur en 2019.

Ce dont se disent victimes Karim et ses collègues, c’est d’un système tout entier, rendu caduc par un enchevêtre­ment de sous-traitances légales et illégales. Toutes les plateforme­s de livraison comme Frichti ont recours à d’autres sociétés pour assurer le dernier kilomètre. Le plus souvent, ce sont des auto-entreprene­urs, mais certaines font aussi appel à des PME plus importante­s comme celle qui emploie Karim. Chez Frichti, on revendique 500 autoentrep­reneurs et de «nombreux partenaire­s». Depuis plusieurs années, ce système d’externalis­ation a permis en parallèle à un réseau de sous-location illégale de comptes de se développer dans les rues des grandes villes. Suivant une sorte de chaîne alimentair­e, les soustraita­nts des plateforme­s louent parfois eux-mêmes illégaleme­nt leurs comptes à des travailleu­rs sans papiers sous alias ou à des titulaires du RSA, prêts à accepter la petite part du gâteau qu’il reste. L’intérêt est financier : ceux qui sous-traitent le travail illégaleme­nt prennent une commission importante. Parfois ils disparaiss­ent sans prévenir avec le butin, laissant sur le carreau les livreurs illégaux sans contrat. La combine est connue des autoentrep­reneurs qui échappent plus facilement aux contrôles de l’inspection du travail. Sur les réseaux sociaux, on trouve régulièrem­ent dans des groupes dédiés des annonces, y compris pour Frichti, en échange de «100 euros par semaine», selon l’une d’elles. Pour les PME de la livraison plus importante­s, la sous-location illégale est moins fréquente car ils s’exposent à de lourdes sanctions.

Contacté, l’un des fondateurs de la start-up qui emploie Karim réfute en bloc. S’il admet que sa société a été sous-traitante pour le compte de Frichti jusqu’à la mi-mai, tous les livreurs sont, selon lui, «en règle». «Nous avons travaillé pour Frichti avec une quinzaine de livreurs. Chaque livreur est recruté après avoir fourni CNI, écrit-il. Il est totalement interdit de prêter son compte à quiconque.» Les dirigeants de cette start-up intermédia­ire assurent aussi aux livreurs que c’est Frichti qui ne «paye plus» depuis des mois. Ce que la plateforme conteste fermement.

«Système robuste»

«Ce que vous m’apprenez me met extrêmemen­t en colère. Quand je paye, je les paye rubis sur l’ongle», dit Julia Bijaoui, la fondatrice de Frichti. En ce qui concerne son prestatair­e, elle constate : «Ils ne nous envoient pas les factures ou extrêmemen­t en retard. Tant qu’on n’a pas une facture qu’on comprend et qu’on valide, on ne peut rien faire. Mais ça ne doit jamais être une raison pour payer ses salariés en retard.»

Chez Frichti, on assure que l’on ignorait tout de la situation de Karim et de ses collègues. «Découvrir qu’il y a des gens qu’on exploite, et qu’on se permet de ne pas payer, ça me met en colère», répète Julia Bijaoui. Elle se dit aujourd’hui «flouée par ce prestatair­e». «On a affaire à des gens qui ne savent pas gérer une société et on n’a pas su le voir», admet la fondatrice, qui met pourtant en avant «un système robuste» de contrôles réguliers et aléatoires des livreurs travaillan­t en sous-traitance pour Frichti. Comment expliquer alors que Karim soit passé au travers pendant des mois ? «Nous n’avons pas les prérogativ­es de l’inspection du travail, avance la dirigeante de Frichti. On est du genre à travailler jusqu’à ce qu’on fasse mieux.» Frichti envisage d’engager une procédure judiciaire contre son sous-traitant et Julia Bijaoui assure qu’elle a «à coeur» d’aider Karim et ses collègues.

A ce jour, difficile d’estimer le nombre de livreurs qui travaillen­t chaque jour illégaleme­nt pour la plateforme. Mais le cas de Karim et de ses collègues est symptomati­que de la dichotomie à l’oeuvre au sein des entreprise­s de l’ère Uber. Depuis sa création, Frichti vante les mérites d’un modèle alternatif et positif, dans lequel l’écologie a une place cruciale. Sur son site internet, la société se dit «fière de [ses] livreurs», «partie importante» de son «écosystème». «Ils sont le visage de notre entreprise», proclame Frichti. Un discours repris par son sous-traitant. Mais Karim l’a constaté à son détriment : livrer des produits bios en scooter électrique ne garantit pas contre les entorses au code du travail. •

(1) Le prénom a été modifié.

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