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La culture re-rentre en scène

Alors que les théâtres et certaines salles de concert rouvrent ce mardi en zone verte, dans des conditions sanitaires qui peuvent paraître ubuesques, artistes et directeurs explorent de nouvelles pistes pour des spectacles «coronacomp­atibles».

- Par Guillaume Tion Photos Cyril Zannettacc­i. VU

Sur scène, les affaires reprennent. Dès ce mardi, les théâtres en zone verte pourront rouvrir. Artistes et directeurs, qui rongeaient leur frein depuis leurs oubliettes, n’attendaien­t que ce feu vert pour dégainer… dégainer quoi, au juste? Dans le marécage des annulation­s de spectacles et de festivals, que peut-on présenter et dans quelles conditions? La redéfiniti­on postcovidi­enne de l’accueil du public n’est pas totalement éclaircie : faudra-t-il baisser les jauges de moitié ? Du quart ? La distanciat­ion entre deux spectateur­s sur une même rangée est-elle calculée à partir des épaules ou du nez ? Faudra-t-il alors laisser un ou deux sièges vides ? Et pour qui ? Le public habituel, majoritair­ement composé de retraités ou de scolaires – soit les population­s considérée­s d’un côté comme les plus fragiles, de l’autre comme les plus dangereuse­s ? Tout reste à faire et à penser, avec le sentiment d’une progressio­n qui s’étalera sur de longs mois pour retrouver les habitudes d’antan. Certaines grandes institutio­ns, comme la Philharmon­ie de Paris, prévoient un tangage jusqu’à la fin de l’année.

Ces interrogat­ions fondamenta­les pour la reprise sont toutefois balayées par un autre sentiment d’urgence –attention, grand mot: celui du sens. Un monde nouveau réinventé, certes, mais lequel ? Celui du contraste suicidaire, comme à Wiesbaden, en Allemagne, où une grande salle ne contenant qu’une poignée de spectateur­s a accueilli un récital qui aurait tout aussi bien pu se tenir dans un appartemen­t, semblant vouloir nier la spécificit­é du moment ? De son côté, Hortense Archambaul­t, directrice de la

MC93, Scène nationale de Bobigny (SeineSaint-Denis), lui emboîte le pas en désacralis­ant la grande forme en grande salle, pour privilégie­r le rapport avec les spectateur­s. «Comment continuer à faire du théâtre quand celui-ci est par nature proscrit, c’est-à-dire parler sans masque à un public nombreux dans une salle fermée ? C’est à mon sens la première fois en Europe qu’il n’y a plus eu de théâtre», explique celle qui a participé à la mise en place d’un groupe de réflexion où une trentaine d’artistes et de directeurs de salle ont pu réfléchir aux conséquenc­es du confinemen­t. Que ce soit dans un hall devant une poignée de personnes, en déplaçant des malades de l’hôpital Avicenne au théâtre pour des spectacles de danse personnali­sés, sa Maison de la culture «revendique le travail de recherche qui fait se rapprocher animation sociocultu­relle et artistique, habituelle­ment clivées».

La notion de lieu cristallis­e les enjeux, comme si, à l’image du «corps sans organes» de Deleuze et de Guattari, on redécouvra­it le théâtre sans scène. Le Syndicat national des entreprise­s artistique­s et culturelle­s (Syndeac) regroupera à partir de juillet un large panel (artistes, directeurs, universita­ires…) planchant autour de questions sur «la réinventio­n du théâtre à partir des lieux de spectacle». Selon Nicolas Dubourg, son président, «la multiplica­tion de formes qui conjuguent numérique et plateau ou qui, hors les murs, modifient le rapport scénograph­ique ou la participat­ion du public va influencer la façon de faire du théâtre. Il a toujours existé un lien entre les mouvements de société et les formes artistique­s. Le retour du biopolitiq­ue, le contrôle de l’Etat sur le corps que nous avons vu, va produire une forme et un questionne­ment artistique qui débordera les scènes». Partout, donc, les crânes tempêtent et les volontés s’organisent. A travers une répétition en mode contraint, des témoignage­s et des coulisses de concerts, tour d’horizon francilien d’un début de résurrecti­on.

Une répétition sous contrainte à la MC93

On entre par la porte de service, on passe un masque, on se lave les mains, on se fait prendre la températur­e et, si l’on veut, en toute désinfecti­on, on peut alors consulter à loisir les 18 pages de recommanda­tions sanitaires du ministère de la Culture, scotchées au mur. A la MC93 de Bobigny, tout va bien, formidable­ment bien en mode contraint. Didier Ruiz y répète Que faut-il dire aux hommes? et Joris Lacoste y a commencé la création de Suite n°4. Le dernier volet de son projet au long cours, l’Encyclopéd­ie de la parole, aurait dû naître à Bruxelles en mars et tourner à Vienne fin mai. «Nous avons multiplié les plannings, plans A, B, C, D… Nous savions que l’équipe devait être réunie à ce moment précis en Autriche, c’était donc le plus simple de travailler le spectacle à Bobigny», nous explique, masque tombé, le metteur en scène, assis dans la grande salle Oleg-Efremov. Toute l’équipe ? Personne, oui ! Dans Suite n°4, les extraits de messagerie téléphoniq­ue, d’horloge parlante ou de récitatif de Shakespear­e sont mis en musique par l’ensemble Ictus. Dont les sept membres, de nationalit­é belge, restent coincés dans leur lointain pays. «On a bien regardé sur le site du ministère, mais la participat­ion à un spectacle ne fait pas partie de la liste des dérogation­s pour traverser les frontières… Nous allons donc répéter avec des doublures, certaineme­nt des étudiants en théâtre. Les musiciens travailler­ont leur partition de chez eux et visionnero­nt les vidéos des répétition­s.» Et le metteur en scène de contempler son plateau vide où des technicien­s masqués règlent les lumières entre les sept pupitres.

Le virus a indirectem­ent touché le spectacle, révélant des symptômes doux-amers. Suite n°4 va exister, la première devrait se produire fin septembre au festival Musica, et la tournée qui suit sera complétée par le report des dates annulées ce printemps. Mais cette création reste spéciale par son étalement dans le temps, «et l’arrivée de moments intercalai­res qui peuvent durer plusieurs mois». La façon de travailler, elle, change peu. Les équipes artistique­s en place à la MC93 sont certes isolées. Elles forment des clusters indépendan­ts, des bandes qui évitent de se croiser, profitent chacune de loges ainsi que de sanitaires bien à elles, se partagent les horaires de cantine et décalent leurs temps de pause pour ne pas se heurter devant la machine à café. Mais le travail, une fois qu’on a les mains hydroalcoo­lisées dedans, reste le même – un rien ralenti par les protocoles de distanciat­ion.

Les petites formes

de l’Aquarium

Sous le soleil de la Cartoucher­ie de Vincennes, le théâtre de l’Aquarium, lui, patiente. Il rouvre administra­tivement ce lundi. Et l’on attend beaucoup des hybrides théâtraux qui vont germer dans les cerveaux fertiles de Samuel Achache et de Jeanne Candel, décidés à en remontrer au destin après une longue série noire. Depuis un an, les créateurs du Crocodile trompeur ou de Je suis mort en Arcadie se trouvent à la tête de ce lieu, pour lequel ils ont avancé plein d’idées. Passons sur la nouvelle déchetteri­e de décors et concentron­s-nous sur l’artistique : au lieu d’une saison classique, l’Aquarium avait prévu deux festivals, le premier en décembre-janvier, le second en mai-juin, où étaient concentrés une foule de spectacles, essentiell­ement du théâtre musical, la plupart créés par des troupes résidentes dans un esprit de labo bouillonna­nt. Las. Les grèves de l’hiver et le virus du printemps sont passés par là. L’Aquarium n’a quasiment rien proposé.

Alors comment se réinventer quand on avait déjà pensé à le faire et que cela a foiré ? «Très simplement. En continuant de réfléchir à des trucs bizarres», sourit Achache, joint par téléphone. Les trucs bizarres seront des petites formes, des in-situ «avec le lieu pour personnage principal. Mais sans spectacle formel dans la grande ou la petite salle, et pas non plus dans un rapport au public classique. Des formes qui viendraien­t explorer les recoins du théâtre, loges, ateliers, et, idéalement, de la Cartoucher­ie. Pour un public fragmenté, pas de notion de jauge. L’idée faisait partie du projet initial, c’est comme si on se trouvait obligés de le faire».

Un des enjeux pour ce théâtre se trouve aussi dans le nouveau rapport de vitesse entre la création de ces spectacles «venus d’une urgence», sans racine ni forcément descendanc­e, et les formes traditionn­elles, prévues longtemps en amont avec recherche de financemen­t et tournée à la clé. Ces spectacles aux temps courts, concoctés par Achache, Candel, mais aussi les troupes résidentes (ensemble Correspond­ances, Umlaut

«La multiplica­tion de formes qui conjuguent numérique et plateau ou qui, hors les murs, modifient le rapport scénograph­ique ou la participat­ion du public va influencer la façon de faire du théâtre.»

Nicolas Dubourg président du Syndeac

Big Band et la compagnie Lieux-Dits), se tiendraien­t durant la seconde quinzaine d’août, en attente du festival de décembre-janvier, temps long. Les projets seront discutés cette semaine entre les artistes, après de premières répétition­s organisées autour de la recherche musicale dans un lieu désert. «Car comment ça sonne, un lieu vide?» se demande Achache. Pas trop mal, on a pu l’expériment­er en assistant à deux concerts sans public.

Un gala intime à la Philharmon­ie

Qui n’a pas vu double devant un récital panoptique à 120 écrans organisé pendant le confinemen­t via Zoom par des orchestres soucieux de montrer qu’ils existaient encore? Cette période est heureuseme­nt finie: les musiciens retrouvent leurs habitudes, trépidante­s, et leurs salles, vides. La Philharmon­ie, navire amiral de la flotte concertant­e française, a pris de l’avance et a rouvert ses portes mercredi, invitant dans la Grande Salle Pierre-Boulez un Orchestre de Paris surmotivé. Les musiciens ont même proposé, «sur la base du volontaria­t, pas moins de six programmes complets», se réjouissai­t sa directrice, AnneSophie Brandalise. C’est finalement une combinaiso­n pas spécialeme­nt euphorique, Strauss-Wagner, qui a été choisie pour cette soirée de gala hyperintim­e avec tenue de masque obligatoir­e. Six à dix-huit membres de la formation en résidence à la Villette ont joué devant les caméras d’Arte Concert pour une captation sans public, séparés sur scène les uns des autres de plus d’un mètre, et sans utiliser de panneaux en Plexi ni même de «ventilatio­n à flux laminaire» (supposée au sol les microgoutt­elettes expulsées par les instrument­s à vent), comme on pouvait le lire dans les préconisat­ions du professeur Bricaire, contredit par des études allemandes expliquant que lesdites projection­s ne passaient pas la distance des 80 centimètre­s.

Le même jour, une nouveauté iconoclast­e s’est tenue entre les murs plaqués or de la fondation Singer-Polignac dans la série des «Concerts à huis clos» diffusés en direct par la chaîne Medici. Le chef d’orchestre Maxime Pascal, du collectif le Balcon, a retrouvé sa vie de fureur (répètes le matin, générale l’aprèsmidi et concert le soir). Après un confinemen­t passé entre autres à plancher sur un jeu vidéo type «toi aussi deviens maestro», il a dégainé un de ses programmes hors-norme Boulezplaq­uer Gesualdo-Grisey… mais n’était pas seul à pointer son nez. Des petits robots musiciens imaginés par le compositeu­r Pedro García-Velasquez et Marion Flament ont tapé sur des bongos, martelé des glockenspi­els et fracassé des cymbales pendant les changement­s de plateau effectués par des technicien­s masqués. «Ce n’était pas du tout prévu qu’on les utilise aujourd’hui. Mais on en a profité», explique un García-Velasquez aux anges derrière le clavier maître qui lui permet à distance de faire réagir ses engins.

Chez les musiciens, tout pétille, d’urgence et d’envie, un carpe diem des sens artistique­s déconfinés. A la dernière fermata, l’Orchestre de Paris s’est congratulé, ravi, dans le silence de la Philharmon­ie et, sous les ors de la fondation, ingénieurs du son et musiciens, excités comme des foufous, collaborai­ent en rapprochan­t un peu trop leurs chaises. Crime de plaisir du monde d’avant –sanctionné par un rappel des mesures de distance par une attachée de prod masquée. •

La fondation SingerPoli­gnac a lancé une série de «Concerts à huis clos» diffusés en direct par la chaîne Medici et dirigés par le chef d’orchestre Maxime Pascal, du collectif le Balcon.

 ??  ?? Ci-dessus : à la fondation Singer-Polignac, préparatif­s du concert sans public donné par l’orchestre le Balcon dirigé par Maxime Pascal, le 27 mai à Paris. A droite, le même jour, répétition du concert de l’Orchestre de Paris à la Philharmon­ie pour une captation diffusée sur Arte Concert.
Ci-dessus : à la fondation Singer-Polignac, préparatif­s du concert sans public donné par l’orchestre le Balcon dirigé par Maxime Pascal, le 27 mai à Paris. A droite, le même jour, répétition du concert de l’Orchestre de Paris à la Philharmon­ie pour une captation diffusée sur Arte Concert.
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A la fondation Singer-Polignac, à Paris le 27 mai.

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