La culture re-rentre en scène
Alors que les théâtres et certaines salles de concert rouvrent ce mardi en zone verte, dans des conditions sanitaires qui peuvent paraître ubuesques, artistes et directeurs explorent de nouvelles pistes pour des spectacles «coronacompatibles».
Sur scène, les affaires reprennent. Dès ce mardi, les théâtres en zone verte pourront rouvrir. Artistes et directeurs, qui rongeaient leur frein depuis leurs oubliettes, n’attendaient que ce feu vert pour dégainer… dégainer quoi, au juste? Dans le marécage des annulations de spectacles et de festivals, que peut-on présenter et dans quelles conditions? La redéfinition postcovidienne de l’accueil du public n’est pas totalement éclaircie : faudra-t-il baisser les jauges de moitié ? Du quart ? La distanciation entre deux spectateurs sur une même rangée est-elle calculée à partir des épaules ou du nez ? Faudra-t-il alors laisser un ou deux sièges vides ? Et pour qui ? Le public habituel, majoritairement composé de retraités ou de scolaires – soit les populations considérées d’un côté comme les plus fragiles, de l’autre comme les plus dangereuses ? Tout reste à faire et à penser, avec le sentiment d’une progression qui s’étalera sur de longs mois pour retrouver les habitudes d’antan. Certaines grandes institutions, comme la Philharmonie de Paris, prévoient un tangage jusqu’à la fin de l’année.
Ces interrogations fondamentales pour la reprise sont toutefois balayées par un autre sentiment d’urgence –attention, grand mot: celui du sens. Un monde nouveau réinventé, certes, mais lequel ? Celui du contraste suicidaire, comme à Wiesbaden, en Allemagne, où une grande salle ne contenant qu’une poignée de spectateurs a accueilli un récital qui aurait tout aussi bien pu se tenir dans un appartement, semblant vouloir nier la spécificité du moment ? De son côté, Hortense Archambault, directrice de la
MC93, Scène nationale de Bobigny (SeineSaint-Denis), lui emboîte le pas en désacralisant la grande forme en grande salle, pour privilégier le rapport avec les spectateurs. «Comment continuer à faire du théâtre quand celui-ci est par nature proscrit, c’est-à-dire parler sans masque à un public nombreux dans une salle fermée ? C’est à mon sens la première fois en Europe qu’il n’y a plus eu de théâtre», explique celle qui a participé à la mise en place d’un groupe de réflexion où une trentaine d’artistes et de directeurs de salle ont pu réfléchir aux conséquences du confinement. Que ce soit dans un hall devant une poignée de personnes, en déplaçant des malades de l’hôpital Avicenne au théâtre pour des spectacles de danse personnalisés, sa Maison de la culture «revendique le travail de recherche qui fait se rapprocher animation socioculturelle et artistique, habituellement clivées».
La notion de lieu cristallise les enjeux, comme si, à l’image du «corps sans organes» de Deleuze et de Guattari, on redécouvrait le théâtre sans scène. Le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) regroupera à partir de juillet un large panel (artistes, directeurs, universitaires…) planchant autour de questions sur «la réinvention du théâtre à partir des lieux de spectacle». Selon Nicolas Dubourg, son président, «la multiplication de formes qui conjuguent numérique et plateau ou qui, hors les murs, modifient le rapport scénographique ou la participation du public va influencer la façon de faire du théâtre. Il a toujours existé un lien entre les mouvements de société et les formes artistiques. Le retour du biopolitique, le contrôle de l’Etat sur le corps que nous avons vu, va produire une forme et un questionnement artistique qui débordera les scènes». Partout, donc, les crânes tempêtent et les volontés s’organisent. A travers une répétition en mode contraint, des témoignages et des coulisses de concerts, tour d’horizon francilien d’un début de résurrection.
Une répétition sous contrainte à la MC93
On entre par la porte de service, on passe un masque, on se lave les mains, on se fait prendre la température et, si l’on veut, en toute désinfection, on peut alors consulter à loisir les 18 pages de recommandations sanitaires du ministère de la Culture, scotchées au mur. A la MC93 de Bobigny, tout va bien, formidablement bien en mode contraint. Didier Ruiz y répète Que faut-il dire aux hommes? et Joris Lacoste y a commencé la création de Suite n°4. Le dernier volet de son projet au long cours, l’Encyclopédie de la parole, aurait dû naître à Bruxelles en mars et tourner à Vienne fin mai. «Nous avons multiplié les plannings, plans A, B, C, D… Nous savions que l’équipe devait être réunie à ce moment précis en Autriche, c’était donc le plus simple de travailler le spectacle à Bobigny», nous explique, masque tombé, le metteur en scène, assis dans la grande salle Oleg-Efremov. Toute l’équipe ? Personne, oui ! Dans Suite n°4, les extraits de messagerie téléphonique, d’horloge parlante ou de récitatif de Shakespeare sont mis en musique par l’ensemble Ictus. Dont les sept membres, de nationalité belge, restent coincés dans leur lointain pays. «On a bien regardé sur le site du ministère, mais la participation à un spectacle ne fait pas partie de la liste des dérogations pour traverser les frontières… Nous allons donc répéter avec des doublures, certainement des étudiants en théâtre. Les musiciens travailleront leur partition de chez eux et visionneront les vidéos des répétitions.» Et le metteur en scène de contempler son plateau vide où des techniciens masqués règlent les lumières entre les sept pupitres.
Le virus a indirectement touché le spectacle, révélant des symptômes doux-amers. Suite n°4 va exister, la première devrait se produire fin septembre au festival Musica, et la tournée qui suit sera complétée par le report des dates annulées ce printemps. Mais cette création reste spéciale par son étalement dans le temps, «et l’arrivée de moments intercalaires qui peuvent durer plusieurs mois». La façon de travailler, elle, change peu. Les équipes artistiques en place à la MC93 sont certes isolées. Elles forment des clusters indépendants, des bandes qui évitent de se croiser, profitent chacune de loges ainsi que de sanitaires bien à elles, se partagent les horaires de cantine et décalent leurs temps de pause pour ne pas se heurter devant la machine à café. Mais le travail, une fois qu’on a les mains hydroalcoolisées dedans, reste le même – un rien ralenti par les protocoles de distanciation.
Les petites formes
de l’Aquarium
Sous le soleil de la Cartoucherie de Vincennes, le théâtre de l’Aquarium, lui, patiente. Il rouvre administrativement ce lundi. Et l’on attend beaucoup des hybrides théâtraux qui vont germer dans les cerveaux fertiles de Samuel Achache et de Jeanne Candel, décidés à en remontrer au destin après une longue série noire. Depuis un an, les créateurs du Crocodile trompeur ou de Je suis mort en Arcadie se trouvent à la tête de ce lieu, pour lequel ils ont avancé plein d’idées. Passons sur la nouvelle déchetterie de décors et concentrons-nous sur l’artistique : au lieu d’une saison classique, l’Aquarium avait prévu deux festivals, le premier en décembre-janvier, le second en mai-juin, où étaient concentrés une foule de spectacles, essentiellement du théâtre musical, la plupart créés par des troupes résidentes dans un esprit de labo bouillonnant. Las. Les grèves de l’hiver et le virus du printemps sont passés par là. L’Aquarium n’a quasiment rien proposé.
Alors comment se réinventer quand on avait déjà pensé à le faire et que cela a foiré ? «Très simplement. En continuant de réfléchir à des trucs bizarres», sourit Achache, joint par téléphone. Les trucs bizarres seront des petites formes, des in-situ «avec le lieu pour personnage principal. Mais sans spectacle formel dans la grande ou la petite salle, et pas non plus dans un rapport au public classique. Des formes qui viendraient explorer les recoins du théâtre, loges, ateliers, et, idéalement, de la Cartoucherie. Pour un public fragmenté, pas de notion de jauge. L’idée faisait partie du projet initial, c’est comme si on se trouvait obligés de le faire».
Un des enjeux pour ce théâtre se trouve aussi dans le nouveau rapport de vitesse entre la création de ces spectacles «venus d’une urgence», sans racine ni forcément descendance, et les formes traditionnelles, prévues longtemps en amont avec recherche de financement et tournée à la clé. Ces spectacles aux temps courts, concoctés par Achache, Candel, mais aussi les troupes résidentes (ensemble Correspondances, Umlaut
«La multiplication de formes qui conjuguent numérique et plateau ou qui, hors les murs, modifient le rapport scénographique ou la participation du public va influencer la façon de faire du théâtre.»
Nicolas Dubourg président du Syndeac
Big Band et la compagnie Lieux-Dits), se tiendraient durant la seconde quinzaine d’août, en attente du festival de décembre-janvier, temps long. Les projets seront discutés cette semaine entre les artistes, après de premières répétitions organisées autour de la recherche musicale dans un lieu désert. «Car comment ça sonne, un lieu vide?» se demande Achache. Pas trop mal, on a pu l’expérimenter en assistant à deux concerts sans public.
Un gala intime à la Philharmonie
Qui n’a pas vu double devant un récital panoptique à 120 écrans organisé pendant le confinement via Zoom par des orchestres soucieux de montrer qu’ils existaient encore? Cette période est heureusement finie: les musiciens retrouvent leurs habitudes, trépidantes, et leurs salles, vides. La Philharmonie, navire amiral de la flotte concertante française, a pris de l’avance et a rouvert ses portes mercredi, invitant dans la Grande Salle Pierre-Boulez un Orchestre de Paris surmotivé. Les musiciens ont même proposé, «sur la base du volontariat, pas moins de six programmes complets», se réjouissait sa directrice, AnneSophie Brandalise. C’est finalement une combinaison pas spécialement euphorique, Strauss-Wagner, qui a été choisie pour cette soirée de gala hyperintime avec tenue de masque obligatoire. Six à dix-huit membres de la formation en résidence à la Villette ont joué devant les caméras d’Arte Concert pour une captation sans public, séparés sur scène les uns des autres de plus d’un mètre, et sans utiliser de panneaux en Plexi ni même de «ventilation à flux laminaire» (supposée au sol les microgouttelettes expulsées par les instruments à vent), comme on pouvait le lire dans les préconisations du professeur Bricaire, contredit par des études allemandes expliquant que lesdites projections ne passaient pas la distance des 80 centimètres.
Le même jour, une nouveauté iconoclaste s’est tenue entre les murs plaqués or de la fondation Singer-Polignac dans la série des «Concerts à huis clos» diffusés en direct par la chaîne Medici. Le chef d’orchestre Maxime Pascal, du collectif le Balcon, a retrouvé sa vie de fureur (répètes le matin, générale l’aprèsmidi et concert le soir). Après un confinement passé entre autres à plancher sur un jeu vidéo type «toi aussi deviens maestro», il a dégainé un de ses programmes hors-norme Boulezplaquer Gesualdo-Grisey… mais n’était pas seul à pointer son nez. Des petits robots musiciens imaginés par le compositeur Pedro García-Velasquez et Marion Flament ont tapé sur des bongos, martelé des glockenspiels et fracassé des cymbales pendant les changements de plateau effectués par des techniciens masqués. «Ce n’était pas du tout prévu qu’on les utilise aujourd’hui. Mais on en a profité», explique un García-Velasquez aux anges derrière le clavier maître qui lui permet à distance de faire réagir ses engins.
Chez les musiciens, tout pétille, d’urgence et d’envie, un carpe diem des sens artistiques déconfinés. A la dernière fermata, l’Orchestre de Paris s’est congratulé, ravi, dans le silence de la Philharmonie et, sous les ors de la fondation, ingénieurs du son et musiciens, excités comme des foufous, collaboraient en rapprochant un peu trop leurs chaises. Crime de plaisir du monde d’avant –sanctionné par un rappel des mesures de distance par une attachée de prod masquée. •
La fondation SingerPolignac a lancé une série de «Concerts à huis clos» diffusés en direct par la chaîne Medici et dirigés par le chef d’orchestre Maxime Pascal, du collectif le Balcon.