«Ça ne peut plus s’arrêter, c’est trop tard, c’est partout»
La mort le 25 mai à Minneapolis de George Floyd, causée par un policier blanc, a ravivé la fracture raciale aux Etats-Unis, secoués depuis par des manifestations pacifiques et des émeutes violentes.
Pelles, balais et sacs-poubelles à la main, des groupes d’amis et des familles sillonnent Minneapolis. A pied d’oeuvre, spontanément, pour nettoyer la plus grande ville du Minnesota, après une semaine de manifestations quotidiennes, qui se sont muées en émeutes destructrices dans certains
quartiers. «Le soir, je manifeste, et le matin, je nettoie», lance fièrement Keisha, une étudiante, en balayant des bris de verre. Comme des départs de feu dans tout le pays, des dizaines de villes ont emboîté le pas à Minneapolis, avec des rassemblements de New York à Atlanta, de
Washington à Los Angeles. La mort le 25 mai de George Floyd, un AfroAméricain de 46 ans, aux mains d’un policier blanc lors de son interpellation, a catalysé la c olère et l’exaspération face à des décennies de brutalités policières contre les Noirs aux Etats-Unis, largement restées impunies.
Les rassemblements pacifiques ont été éclipsés par les images d’affrontements parfois tendus entre manifestants et policiers, un peu partout dans le pays. Malgré les couvre-feux en place dans une quinzaine d’Etats et le déploiement de la Garde nationale, des routes ont été coupées, des voitures incendiées et des commerces pillés. «Je ne suis pas favorable à la violence, mais je la vois comme le résultat de longues années d’op
pression, analyse C’Monie Scott, une jeune Afro-Américaine devenue star locale pour ses vidéos en direct, sur Facebook, des manifestations et des affrontements. Des années et des années de douleur, de deuil et de colère.» Des vidéos montrant les policiers utilisant bâtons, lacrymogènes et balles en caoutchouc sur des manifestants et des journalistes, samedi et dimanche, sont venues renforcer les critiques sur l’usage de la force par la police américaine. Certains policiers ont néanmoins montré des signes de solidarité, mettant un genou à terre, geste contre les violences policières popularisé par le joueur de NFL Colin Kaepernick. «Ces jours-ci, j’imagine quand je pourrai dire à mes enfants: “Tu vois, ce chapitre dans ton livre d’histoire, je l’ai vécu, j’y étais”», anticipe Matt. Ce jeune de Minneapolis a passé sa semaine à alterner entre participation aux manifestations, et protection contre d’éventuels pillages, flingue à la ceinture, d’un magasin de vêtement appartenant à un ami d’enfance. Il en est sûr : «Le mouvement ne peut plus s’arrêter : c’est trop tard, c’est partout. Et il était plus que temps.»
«Je ne peux plus respirer»
La semaine dernière, soupçonné d’avoir voulu écouler un faux billet de 20 dollars, George Floyd a été menotté et plaqué au sol par un agent blanc, Derek Chauvin, qui a maintenu son genou sur son cou pendant de longues minutes. «Je ne peux pas respirer», l’entend-on dire sur une vidéo de la scène filmée par un passant et devenue virale. Chauvin a été arrêté et inculpé vendredi pour «homicide involontaire», mais les manifestants demandent des charges plus lourdes, et l’arrestation des trois autres policiers impliqués dans sa mort. «Ils
partagent tous une responsabilité dans ce lynchage public, ils devraient tous être en prison», regrette Jesse Jackson, figure des droits civiques, qui s’est rendu jeudi à Minneapolis. «La violence de la réaction à sa mort est une réponse à une tout autre violence: celle d’hommes noirs tués par la police, de façon répétée, insiste-t-il. Maintenant, on en a assez, on riposte, on résiste. Manifester, c’est une façon de s’ouvrir l’esprit.» Jackson salue la diversité raciale et générationnelle des cortèges : «Il y a une prise de conscience, à travers la nation, qu’il ne s’agit pas d’un problème de Noirs, mais d’un problème qui mine toute la société américaine.» Le président Donald Trump choisit quant à lui de pointer du doigt la faiblesse des gouverneurs et maires démocrates face aux manifestants, et d’accuser la «gauche radicale» d’être responsable de «l’anarchie» (lire page 3). A cinq mois de l’élection présidentielle, Jesse
Jackson, qui fut candidat à l’investiture du Parti démocrate en 1984 et 1988, appelle les protestataires à «transformer cette détresse en pouvoir, grâce au vote. C’est comme ça que l’on pourra faire une vraie différence».
La mort de Floyd a fait sauter le couvercle, dans un pays à vif, après plus de deux mois de confinement pour lutter contre la propagation du coronavirus, qui y a fait plus de 104 000 morts. Et alors que les Etats-Unis sont passés, sur la même période, du plein-emploi au chômage de masse, avec plus de 40 millions de nouveaux chômeurs depuis mi-mars. Le tout affectant de manière disproportionnée les AfroAméricains, tant sur le plan sanitaire qu’économique. L’ampleur et l’intensité de la mobilisation «est le symptôme d’un problème plus large», dit Kaleb Williams, éducateur rencontré lors d’une manifestation dans le centre de Minneapolis : «Cette tragédie est venue s’ajouter à la détresse créée par le Covid : beaucoup de gens ont perdu leur emploi. Je crois qu’on a atteint un point de bascule.»
«Il y a une prise de conscience, à travers la nation, qu’il ne s’agit pas d’un problème de Noirs, mais d’un problème qui mine toute la société
américaine.» Jesse Jackson militant démocrate des droits civiques
«Incarcération
de masse»
A l’angle de Chicago Avenue et Lake Street, dans le sud de Minneapolis, des jeunes déblaient des poutres, des briques et des tas de cendres, vestiges d’un commerce dévoré par les flammes. En face, les décombres d’une librairie fument encore. Les feux de signalisation ont littéralement fondu. Ne restent que des traces de rouge, d’orange et de vert, sur un magma de plastique noir encore accroché au poteau. A part les véhicules blindés de la garde nationale ou des unités d’élite de la police, que l’on voit au loin passer en trombe, les autorités restent discrètes. Les habitants, eux, sont sur tous les fronts. Les gestes de solidarité se multiplient, notamment au carrefour où Floyd a trouvé la mort, où nourriture, masques chirurgicaux et produits de première nécessité sont distribués. Des «dons venus de toute part», raconte un volontaire. Entre le confinement pour lutter contre la pandémie, et le couvre-feu, en place depuis vendredi à Minneapolis, la quasi-intégralité des commerces sont fermés, et il est presque impossible de trouver des provisions. L’intersection est devenue depuis quelques jours lieu de rassemblement et mémorial, parsemé de fleurs, de photos, et recouvert de fresques murales. Educateurs, figures du quartier, leaders religieux prennent parfois la parole. Toujours entre hommage à «George» et rappel de leur détermination. «Si vous n’êtes ici que pour faire des selfies, passez votre chemin», assène un organisateur au micro. Il fait répéter à la foule «All Four !» référence aux autres policiers impliqués dans la mort de Floyd. «On est ici pour que notre mobilisation permette des arrestations, mais aussi des changements profonds dans la société», harangue-t-il. La foule lève le poing en signe d’approbation. A Minneapolis, le visage de George Floyd est partout. Des affichettes et des pancartes, dans les jardins ou devant les maisons, rappellent que «la vie des Noirs compte», demandent «justice pour George», préviennent que «la réforme commence aujourd’hui», et annoncent : «Nous ne resterons pas silencieux.» Les derniers mots de Floyd, «I can’t breathe», sont tagués sur les planches qui servent à barricader les commerces, sous les ponts, et scandés par les manifestants. Plus de cinquante ans après la fin de la ségrégation, l’Amérique étouffe toujours de son racisme, structurel dans tous les domaines ou presque (lire cicontre), et endémique dans les forces de l’ordre. «Les policiers, comme une partie de la société, ont des préjugés sur nous, nos comportements et nos valeurs, déplore Audrey, une jeune avocate afro-américaine, qui a manifesté toute la semaine. Il y a cette idée que nous ne comptons pas, ou pas autant que les autres. Entre les violences policières et l’incarcération de masse, le système judiciaire joue contre nous.»
Alors qu’ils ne représentent que 13% de la population, les AfroAméricains sont deux fois et demie plus susceptibles que les Blancs d’être tués par la police. «Comme tous les parents d’enfants noirs, j’ai déjà eu plusieurs fois la conversation avec mes fils sur comment se comporter face à la police pour limiter les risques, raconte Daniel, la quarantaine et membre de l’organisation Black Lives Matter, venu se recueillir au mémorial improvisé pour Floyd. Je leur dis d’obéir à tout prix, de ne pas répondre, de ne pas faire de geste brutal. L’autre jour, mon plus jeune fils m’a demandé si j’allais moi aussi me faire tuer par la police… Je n’ai pas su quoi répondre.»
L’indignation est réactivée à chaque nouvelle victime dont la mort est médiatisée, la plupart du temps parce qu’une vidéo de la scène a été captée – ces dernières années, Eric Garner, Freddie Gray, Michael Brown (dont la mort avait entraîné des émeutes à Ferguson, dans le Missouri), Walter Scott… Rien qu’à Minneapolis, avant George Floyd et
dans l’histoire récente, il y a eu Jamar Clark, tué par la police en 2015. Ou Philando Castile, un Afro-américain de 32 ans, tué dans sa voiture lors d’un banal contrôle de police en 2016, sous les yeux de sa compagne, Diamond Reynolds et de la fille de celle-ci, alors âgée de 4 ans. Reynolds avait filmé la scène, qu’elle a postée sur Facebook, suscitant une forte indignation et des manifestations locales et nationales. Cinq mois plus tard, le policier a été inculpé pour homicide involontaire ; il a été acquitté l’année suivante.
«Avec toutes les preuves qu’il y avait, le témoignage de la personne assise juste à côté de lui, les images de la caméra de tableau de bord, et celles diffusées sur Facebook, le policier n’a pas été condamné, lâche Clarence Castile, l’oncle de Philando, l’air las. Dans le cas de Floyd, les gens de la communauté savent très bien qu’il est possible que Chauvin et les autres policiers s’en tirent de la même façon. Ils savent que les règles ont été écrites pour protéger les flics. Ça explique pourquoi les réactions sont aussi vives.»
La mort de George Floyd «a ravivé la douleur de la mort de Philando», admet Clarence, en cherchant de l’ombre pour s’asseoir. Jardinier à son compte, il s’occupe ce jour-là de tondre les pelouses d’un quartier de Saint Paul, la capitale du Minnesota, et «ville jumelle» seulement séparée de Minneapolis par le Mississippi. «Sur la vidéo, j’ai vraiment l’impression que le policier se moque de Floyd. C’est comme s’il se prenait pour un chasseur, le genou sur son trophée», décrit-il.
«rendre les gens responsables de leurs actes»
A la mort de son neveu, Clarence a décidé de consacrer plusieurs années à mieux comprendre la police et ses dysfonctionnements, et à améliorer les relations entre les forces de l’ordre et la communauté noire. Il a contribué, avec les autorités judiciaires locales, à élaborer une série de politiques, notamment des formations additionnelles. Clarence est même devenu policier de réserve à Saint Paul : «Ce sont des tâches mineures : on fait appel à nous lors des parades, quand il y a des foules à gérer, pour bloquer la circulation…» explique-t-il. N’empêche: il a un uniforme de policier dans son placard. «Ma soeur [la mère de Philando, ndlr], n’aime pas trop ça. Moi je suis peut-être plus prêt à pardonner.» Il critique la tendance qu’a «la police de se serrer les coudes au mépris de la vérité et de la justice». Il voit le décès de George Floyd comme un électrochoc : «Je suis désolé qu’un homme soit mort de cette façon. Je suis désolé pour sa famille, ses enfants. Et c’est une chose horrible de voir quelqu’un mourir en direct sur les réseaux sociaux. Mais si nous ne le voyons pas, nous ne savons pas, et nous ne pouvons pas rendre les gens responsables de leurs actes. Sinon, la colère latente, la méfiance s’accumule. Comme on le voit aujourd’hui : ça explose de partout. Les vannes sont ouvertes.» •