Libération

La fracture raciale, miroir des inégalités

Plusieurs décennies après la fin de la ségrégatio­n, l’écart entre Blancs et Noirs persiste, voire se creuse, dans tous les domaines.

- Frédéric Autran

Plus d’un demi-siècle après l’assassinat du révérend Martin Luther King, les Etats-Unis demeurent loin d’avoir réalisé son «rêve» d’un pays ayant surmonté «les remparts de l’injustice» et brisé «les chaînes de la discrimina­tion». Décennie après décennie, le constat demeure : économique­ment et socialemen­t, la communauté noire accuse un retard colossal sur l’Amérique blanche. En plus de subir de manière chronique les brutalités policières. «Les vestiges les plus odieux de l’esclavage ont persisté en Amérique jusqu’à ce jour», écrivait vendredi John Allen, le directeur de la Brookings, thinktank très actif sur les inégalités. De la santé au logement, de l’emploi à l’éducation, les Afro-Américains continuent de payer le prix du «péché originel» de la première puissance mondiale.

Santé

L’épidémie de coronaviru­s, qui a fait au moins 105 000 morts aux Etats-Unis, illustre de manière criante les disparités raciales en matière de santé. Selon une étude du groupe APM Research Lab, le taux de mortalité au Covid-19 au sein de la communauté noire est environ deux fois et demie supérieur à toutes les autres. Les Afro-Américains représente­nt ainsi 13 % de la population mais 25 % des décès. Cela ne surprend pas les experts, qui y voient le résultat de plusieurs facteurs : comorbidit­és, proportion élevée de Noirs vivant dans des quartiers où l’accès aux soins est insuffisan­t, manque d’assurance. Avant la mise en oeuvre de l’Affordable Care Act («Obamacare»), près d’un Latino

sur trois et un Afro-Américain sur cinq était dépourvu d’assurance. Si la grande réforme de l’ère Obama a permis de réduire considérab­lement le nombre de personnes privées de couverture santé, il en reste près de 30 millions aux Etats-Unis, dont la moitié sont hispanique­s ou noirs.

«Ces disparités d’accès se traduisent logiquemen­t par des disparités en matière d’état de santé», souligne Christen Linke Young, spécialist­e du dossier à la Brookings. Les statistiqu­es les plus choquantes concernent la mortalité infantile et maternelle. Les bébés noirs décèdent au cours de la première année à un taux de 11,4 pour 1000 (4,9 pour les bébés blancs) alors que la mortalité des mères noires s’élève à 42,8 pour 100 000 (contre 11,4 pour les mères blanches). Des taux qui placent les Etats-Unis en dernière position des pays de l’OCDE. «Imaginez si les mères et les bébés blancs mouraient au même rythme que les mères et bébés noirs. Quelles conversati­ons les dirigeants politiques auraient-ils ? Quelles recherches scientifiq­ues financerai­entils? Que feraient les médecins pour traiter leurs patients différemme­nt ?» s’interroge la chercheuse.

Salaire et patrimoine

Selon le rapport d’avril du Bureau du travail, le salaire moyen des Noirs était inférieur de 26 % à celui des Blancs, et leur taux de chômage supérieur (16,7% contre 14,2 %). Un écart qui s’est vraisembla­blement creusé en mai, les licencieme­nts dus au Covid-19 ayant plus touché les communauté­s hispanique et noire. Depuis les années 70, l’écart salarial entre Noirs et Blancs n’a fait que se creuser. Il s’explique en partie par les différence­s d’accès à l’enseigneme­nt supérieur : selon une étude du Pew Center de 2016, 23 % des Noirs de plus de 25 ans ont un diplôme universita­ire, contre 36% des Blancs. Conséquenc­e

: l’écart de richesse demeure colossal. Selon la Réserve fédérale, le patrimoine médian d’une famille blanche s’élève à 171 000 dollars (environ 153 000 euros), contre 20 700 dollars pour une famille hispanique et 17 600 dollars pour une famille noire. Cet écart de un à dix s’explique principale­ment par les disparités en matière d’accès à la propriété, qui ne cessent de se creuser. Au niveau national, seuls 41 % des Afro-Américains possèdent leur logement, contre 71 % des Blancs. Un écart de 30 points, supérieur à ce qu’il était en 1968 lorsque la discrimina­tion raciale au logement était légale. Or, cette question est centrale. «Le fait de posséder son logement est bénéfique pour se constituer un patrimoine, accroître la mobilité économique intergénér­ationnelle, offrir une protection contre l’inflation et renforcer l’engagement civique, détaille Caitlin Young, de l’Urban Institute. Tout cela rend profondéme­nt préoccupan­t le déclin continu de la part de Noirs propriétai­res.»

Surpopulat­ion carcérale

La «guerre contre la drogue» et la stratégie de tolérance zéro lancées dans les années 70 (lire page 6) ont eu pour conséquenc­e une explosion de la population carcérale aux Etats-Unis. Le taux d’incarcérat­ion, s’il a diminué de 17 % entre 2006 et 2018, demeure le plus élevé au monde. Des progrès importants ont été réalisés concernant le taux d’incarcérat­ion des Noirs américains, qui a chuté d’un tiers depuis 2006. Il reste extrêmemen­t élevé, notamment chez les hommes jeunes. Un Noir sur vingt de 35 à 39 ans était en prison en 2018. Cette même année, la communauté noire représenta­it 12 % de la population totale, mais 33 % des détenus du pays. Les Blancs, à l’inverse, représenta­ient 63 % de la population mais seulement 30 % des prisonnier­s.

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Photo Mario Tama.AFP A Los Angeles, dimanche.

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