La fracture raciale, miroir des inégalités
Plusieurs décennies après la fin de la ségrégation, l’écart entre Blancs et Noirs persiste, voire se creuse, dans tous les domaines.
Plus d’un demi-siècle après l’assassinat du révérend Martin Luther King, les Etats-Unis demeurent loin d’avoir réalisé son «rêve» d’un pays ayant surmonté «les remparts de l’injustice» et brisé «les chaînes de la discrimination». Décennie après décennie, le constat demeure : économiquement et socialement, la communauté noire accuse un retard colossal sur l’Amérique blanche. En plus de subir de manière chronique les brutalités policières. «Les vestiges les plus odieux de l’esclavage ont persisté en Amérique jusqu’à ce jour», écrivait vendredi John Allen, le directeur de la Brookings, thinktank très actif sur les inégalités. De la santé au logement, de l’emploi à l’éducation, les Afro-Américains continuent de payer le prix du «péché originel» de la première puissance mondiale.
Santé
L’épidémie de coronavirus, qui a fait au moins 105 000 morts aux Etats-Unis, illustre de manière criante les disparités raciales en matière de santé. Selon une étude du groupe APM Research Lab, le taux de mortalité au Covid-19 au sein de la communauté noire est environ deux fois et demie supérieur à toutes les autres. Les Afro-Américains représentent ainsi 13 % de la population mais 25 % des décès. Cela ne surprend pas les experts, qui y voient le résultat de plusieurs facteurs : comorbidités, proportion élevée de Noirs vivant dans des quartiers où l’accès aux soins est insuffisant, manque d’assurance. Avant la mise en oeuvre de l’Affordable Care Act («Obamacare»), près d’un Latino
sur trois et un Afro-Américain sur cinq était dépourvu d’assurance. Si la grande réforme de l’ère Obama a permis de réduire considérablement le nombre de personnes privées de couverture santé, il en reste près de 30 millions aux Etats-Unis, dont la moitié sont hispaniques ou noirs.
«Ces disparités d’accès se traduisent logiquement par des disparités en matière d’état de santé», souligne Christen Linke Young, spécialiste du dossier à la Brookings. Les statistiques les plus choquantes concernent la mortalité infantile et maternelle. Les bébés noirs décèdent au cours de la première année à un taux de 11,4 pour 1000 (4,9 pour les bébés blancs) alors que la mortalité des mères noires s’élève à 42,8 pour 100 000 (contre 11,4 pour les mères blanches). Des taux qui placent les Etats-Unis en dernière position des pays de l’OCDE. «Imaginez si les mères et les bébés blancs mouraient au même rythme que les mères et bébés noirs. Quelles conversations les dirigeants politiques auraient-ils ? Quelles recherches scientifiques financeraientils? Que feraient les médecins pour traiter leurs patients différemment ?» s’interroge la chercheuse.
Salaire et patrimoine
Selon le rapport d’avril du Bureau du travail, le salaire moyen des Noirs était inférieur de 26 % à celui des Blancs, et leur taux de chômage supérieur (16,7% contre 14,2 %). Un écart qui s’est vraisemblablement creusé en mai, les licenciements dus au Covid-19 ayant plus touché les communautés hispanique et noire. Depuis les années 70, l’écart salarial entre Noirs et Blancs n’a fait que se creuser. Il s’explique en partie par les différences d’accès à l’enseignement supérieur : selon une étude du Pew Center de 2016, 23 % des Noirs de plus de 25 ans ont un diplôme universitaire, contre 36% des Blancs. Conséquence
: l’écart de richesse demeure colossal. Selon la Réserve fédérale, le patrimoine médian d’une famille blanche s’élève à 171 000 dollars (environ 153 000 euros), contre 20 700 dollars pour une famille hispanique et 17 600 dollars pour une famille noire. Cet écart de un à dix s’explique principalement par les disparités en matière d’accès à la propriété, qui ne cessent de se creuser. Au niveau national, seuls 41 % des Afro-Américains possèdent leur logement, contre 71 % des Blancs. Un écart de 30 points, supérieur à ce qu’il était en 1968 lorsque la discrimination raciale au logement était légale. Or, cette question est centrale. «Le fait de posséder son logement est bénéfique pour se constituer un patrimoine, accroître la mobilité économique intergénérationnelle, offrir une protection contre l’inflation et renforcer l’engagement civique, détaille Caitlin Young, de l’Urban Institute. Tout cela rend profondément préoccupant le déclin continu de la part de Noirs propriétaires.»
Surpopulation carcérale
La «guerre contre la drogue» et la stratégie de tolérance zéro lancées dans les années 70 (lire page 6) ont eu pour conséquence une explosion de la population carcérale aux Etats-Unis. Le taux d’incarcération, s’il a diminué de 17 % entre 2006 et 2018, demeure le plus élevé au monde. Des progrès importants ont été réalisés concernant le taux d’incarcération des Noirs américains, qui a chuté d’un tiers depuis 2006. Il reste extrêmement élevé, notamment chez les hommes jeunes. Un Noir sur vingt de 35 à 39 ans était en prison en 2018. Cette même année, la communauté noire représentait 12 % de la population totale, mais 33 % des détenus du pays. Les Blancs, à l’inverse, représentaient 63 % de la population mais seulement 30 % des prisonniers.