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Le Yémen désarmé face au Covid-19

En guerre depuis plus de cinq ans, le pays doit maintenant faire face à l’épidémie de coronaviru­s. Mais l’état de son système de santé, ravagé par le conflit, fait craindre une catastroph­e sanitaire.

- Par Hala Kodmani et Luc Mathieu

«Un besoin désespéré d’aide», selon le Programme alimentair­e mondial. «Un désastre majeur», pour l’Unicef. Le Yémen, pays le plus pauvre de la péninsule Arabique, dévasté par cinq ans de guerre, menacé par une épidémie de Covid-19 qui se propage, est désormais victime d’une réduction de l’aide humanitair­e. Les trois quarts des programmes des Nations unies ont été stoppés ou amputés ces derniers mois. Les rations alimentair­es distribuée­s ont été réduites de moitié et les rares hôpitaux sont de moins en moins soutenus. Cela tient avant tout à l’attitude des rebelles houthis qui contrôlent le nord du pays et la capitale, Sanaa, et ne cessent d’interférer dans les distributi­ons. Mais aussi à l’indifféren­ce de la communauté internatio­nale. Une conférence des donateurs, co-organisée ce mardi par l’ONU et l’Arabie Saoudite, engagée militairem­ent depuis 2015 et qui considère le Yémen comme son arrière-cour, vise à obtenir 2,2 milliards d’euros pour couvrir les besoins jusqu’à la fin de l’année. Depuis le début de l’année, seuls 15 % des fonds prévus ont été récoltés.

A quel point le pays est-il touché par l’épidémie ?

«La situation est particuliè­rement mauvaise», dit Thierry Durand, coordinate­ur des opérations de Médecins sans frontières (MSF) dans le sud du pays. L’ONG a repris un centre de traitement le 8 mai à Aden. Dix jours plus tard, elle comptait 150 patients et avait enregistré 50 morts. «Les malades arrivent à des stades très tardifs et ils sont souvent âgés, plus de 55 ans. Au début, ils arrivent à parler, et parfois à se déplacer. Mais quelques heures plus tard, ils meurent. Leurs familles ne comprennen­t pas que leur état se dégrade aussi brutalemen­t»,

explique Thierry Durand. Une autre ONG, Save the Children, a, elle, dénombré au moins 385 morts de personnes présentant les symptômes du Covid-19 entre le 7 et le 14 mai à Aden. Le pays n’est pas en mesure de faire face. Son système de santé a été dévasté par la guerre – la moitié des hôpitaux sont détruits ou endommagés– et le personnel qualifié manque, tout comme les équipement­s indispensa­bles, respirateu­rs artificiel­s et bouteilles d’oxygène. Seuls trois centres médicaux sont en mesure de procéder à des tests dans le sud du pays, mais ils n’en ont quasiment reçu aucun. Début mai, l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) n’avait livré que lll

lll quelques dizaines de kits. L’épidémie a longtemps été niée par les autorités locales. Dans le Nord, les responsabl­es houthis ont refusé de reconnaîtr­e sa propagatio­n jusqu’à début mai, où ils ont reconnu deux morts, un migrant somalien et un Yéménite venu du sud du pays. «Ils sont dans un déni incompréhe­nsible. Ils savent pourtant que les cas se multiplien­t», note une source humanitair­e. Les autorités rivales du Sud n’ont pas fait mieux. Ni les autonomist­es du Conseil de transition du sud (CTS), ni les responsabl­es du gouverneme­nt officiel n’ont été capables de suivre l’évolution de l’épidémie. Faute de mesure appropriée, y compris d’informatio­n de la population, elle a pu se développer durant plusieurs semaines avant d’exploser durant le ramadan.

Quelle est la situation militaire ?

Si les fronts sont aujourd’hui gelés, que ce soit à Taez, Marib ou Hodeida, le conflit perdure entre les Houthis et les forces gouverneme­ntales, appuyées par la coalition menée par l’Arabie Saoudite. Le cessez-le-feu, proclamé par Ryad miavril, a été rejeté par les rebelles, qui n’avaient pas été consultés. Le 27 mai, ils ont tiré plusieurs missiles contre le quartier général des forces loyalistes à Marib. Le chef d’état-major, Saghir Ben Aziz, a survécu, mais pas son fils, ainsi que sept autres soldats, selon une déclaratio­n d’un responsabl­e militaire à l’AFP.

A ce conflit qui dure depuis 2015, s’en est greffé un autre dans le Sud. Le 26 avril, les responsabl­es du CTS ont déclaré l’autonomie des provinces méridional­es après l’échec selon eux de l’accord signé à Ryad en novembre qui prévoyait un partage du pouvoir avec le gouverneme­nt de l’actuel président, Abd Rabbo Mansour Hadi, réfugié en Arabie Saoudite. Des combats entre les deux camps ont éclaté juste après, notamment à Zinjibar, à l’est d’Aden. Pour autant, une sécession du Sud, dans un pays réunifié depuis 1990, semble peu probable. «Les autonomist­es ont voulu prendre une forme d’ascendant sur la population en leur disant : “Nous prenons les choses en main face au gouverneme­nt de Hadi qui est réfugié à Ryad.” C’est un moyen de s’affirmer sur le terrain», explique François Frison-Roche, chercheur au CNRS. Mais le Sud ne se limite pas à Aden, où sont implantés les séparatist­es. Les gouverneur­s des provinces de l’Hadramaout et d’Abyan ont rejeté la déclaratio­n d’autonomie. Une relance des discussion­s pourrait être obtenue par les Emirats arabes unis, où vit le dirigeant du CTS, Aidarous alZoubaidi. «Sans soutien extérieur, une région autonome ne survivrait pas longtemps. Les officiels émiriens devraient être capables de convaincre Zoubaidi de retourner à la table des négociatio­ns», estiment les analystes de l’Internatio­nal Crisis Group dans une note du 29 avril.

Quel est le jeu des puissances régionales ?

Cinq ans après le début de la guerre au Yémen, la formule présentant le conflit comme opposant un gouverneme­nt légitime soutenu par une coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite et une rébellion des Houthis soutenue par l’Iran ne correspond plus tout à fait aux réalités d’un terrain mutant et fragmenté. Avant même que les deux puissances régionales rivales ne soient confrontée­s à la crise sanitaire du Covid-19, d’autres défis ou dangers prioritair­es se sont imposés à chacune d’entre elles. Etranglé par les sanctions économique­s américaine­s et par une situation intérieure en ébullition, l’Iran doit défendre son influence contestée en Irak, au Liban et en Syrie, son voisinage essentiel, réduisant son investisse­ment au Yémen. Ereintée par une guerre infructueu­se et ravageuse pour son image internatio­nale, l’Arabie Saoudite tente depuis près d’un an de s’extraire du bourbier yéménite. D’autant que sa tâche a été compliquée par ses alliés des Emirats arabes unis qui ont alimenté une guerre dans la guerre en soutenant les séparatist­es du Sud-Yémen, contre le gouverneme­nt reconnu internatio­nalement. Les attaques dont son territoire et ses installati­ons pétrolière­s vitales ont été la cible en septembre, ont en outre traumatisé le royaume. Celui-ci s’est engagé dans des pourparler­s avec les Houthis après un accord conclu à Riyad entre les parties sudistes et ses attaques aériennes contre le Yémen s’étaient quasiment arrêtées.

Que fait l’ONU ?

En bon diplomate, le Britanniqu­e Martin Griffiths, envoyé de l’ONU, présente tous les mois au Conseil de sécurité son rapport sur la situation dans le pays déchiré, avec une note d’espoir. «La menace du Covid-19 a galvanisé les efforts des Yéménites et de la communauté internatio­nale pour arriver à la paix», déclarait-il le 16 avril lors d’une visioconfé­rence avec les membres du Conseil, indiquant qu’il espérait «un accord très bientôt entre belligéran­ts sur un cessez-le-feu» dans tout le pays. Suite à l’appel du secrétaire général de l’ONU, le 25 mars, à un arrêt mondial des conflits, l’envoyé spécial s’est engagé dans d’intenses négociatio­nspour trouver des points de convergenc­es et proposer des compromis. Mais un mois après, «c’est frustrant» devait-il devait reconnaîtr­e au cours de la dernière visioconfé­rence du 14 mai, alors que les combats se poursuivai­ent. La menace sanitaire majeure pour les Yéménites n’avait pas suffi à convaincre les belligéran­ts d’observer un cessez-le-feu, même temporaire. Car la négociatio­n d’un arrêt des combats avec les différente­s forces sur le terrain, n’est pas acceptée comme un préalable. Il implique d’autres mesures humanitair­es et économique­s, ainsi que l’échange de prisonnier­s où les divergence­s apparaisse­nt à chaque discussion, bloquant le «paquet» proposé par l’ONU. Une discorde qui complique davantage l’action des agences internatio­nales intervenan­t dans l’aide vitale pour les Yéménites. Les efforts de l’ONU n’ont pourtant pas été vains ces deux dernières années. L’accord de Stockholm conclu le 13 décembre 2018 entre le gouverneme­nt yéménite et les Houthis avait marqué un premier pas encouragea­nt. Il avait ouvert la voie à un accord de redéploiem­ent sur le port de Hodeida, essentiel pour l’accès de l’aide humanitair­e. Mais ces ententes sont chaque fois remises en question par de nouveaux combats. Les médiations de l’ONU comme d’autres parties régionales non impliquées dans le conflit comme Oman ou le Koweït qui ont tenté récemment une médiation ne résistent pas à l’appel de la guerre qui reste toujours le plus fort au Yémen. •

L’épidémie a longtemps été niée par les autorités locales. Dans le

Nord, les responsabl­es houthis ont refusé de reconnaîtr­e sa

propagatio­n jusqu’à début mai.

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Photo Khaled Abdullah. Reuters A Sanaa, le 9 mai.

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