Libération

HAUTE-SAVOIE La solitude des premiers de Covid

Dès février, La Balme-de-Sillingy fut un cluster de l’épidémie alors naissante sur le territoire. Même si le pire a été évité dans le village, nombre d’habitants, confinés deux semaines avant le reste du pays, gardent le sentiment d’avoir été stigmatisé­s.

- Par Maïté Darnault Envoyée spéciale à La Balme-de-Sillingy Photos Pablo Chignard

Aune volée de l’église, un petit calvaire se dresse, gravé d’une des litanies de Lorette. «Consolatri­x afflictoru­m, ora pro nobis» («Consolatri­ce des affligés, priez pour nous») : cette parole dévote s’adresse à la Vierge. Affligés, les habitants de La Balme-deSillingy l’ont été quelques semaines avant le reste du pays. Le 26 février, ce village de 5000 habitants de Haute-Savoie est officielle­ment devenu l’un des premiers clusters de l’épidémie de coronaviru­s en

France.

Ce jour-là, l’agence régionale de santé

(ARS) d’AuvergneRh­ône-Alpes annonçait l’hospitalis­ation d’un couple de Balméens, testés positifs au Covid-19, au centre hospitalie­r AnnecyGene­vois. Lui était le «patient 14», elle le numéro 18. La liste de Français infectés s’arrêtait alors à ce dernier chiffre et les autorités ne déploraien­t que deux décès sur le territoire. Trois mois plus tard, dont deux de confinemen­t, près de 29000 personnes sont mortes, mais aucune à La Balme-de-Sillingy, bien qu’une quarantain­e d’habitants aient été contaminés et hospitalis­és, dont certains en réanimatio­n. Beaucoup conservent aujourd’hui un souvenir incrédule du «climat anxiogène» de cette période. A l’Ehpad de Sillingy, la commune attenante, 18 personnes âgées ont succombé au virus après la détection d’un premier cas le 9 mars. L’établissem­ent privé, baptisé le Bosquet de la Mandallaz, du nom de la montagne qui surplombe le bourg, compte 84 places, dont deux tiers en unité Alzheimer. «Environ 40 % du personnel a été touché, le directeur était en détresse, il a essayé d’aller au-devant de la crise, retrace Séverine Mugnier, la nouvelle maire sans étiquette de La Balme-deSillingy. La situation est stable aujourd’hui, les visites des familles ont été rouvertes depuis peu.» L’élue dit aussi avoir «eu très peur pour une figure de La Balme, un monsieur très actif dans la commune et un peu âgé» : «Il a développé la maladie et a été transféré à l’hôpital. Je l’appelle le miraculé. Ça ne fait que trois semaines qu’il est rentré chez lui.»

Lac Léman «Des équipes de télé sont venues camper»

Quand l’ARS rend public, le 26 février, le cas du patient 14, elle précise qu’il s’agit d’un sexagénair­e ayant «récemment séjourné en Lombardie pour raisons profession­nelles, région [d’Italie] où circule activement le virus». Le malade a pu établir une liste d’environ 60 personnes «avec qui il a été en contact proche durant les jours qui ont suivi le début de ses symptômes». Son état

Sur une pelouse qui entoure le plan d’eau, Fabienne et Stéphane font un pique-nique en «famille recomposée». La quadra, qui travaille dans un cabinet dédié aux soins de bienêtre proche de La Balme-de-Sillingy, reconnaît sa «crainte» des derniers mois : «Depuis fin février, j’ai évité d’y aller et j’ai beaucoup questionné mes clients pour m’assurer qu’ils n’aient pas le moindre doute dans leur entourage, pour éviter d’alimenter la chaîne de contaminat­ion.» Elle se souvient de cette dame qui l’a «profondéme­nt remerciée d’accepter de la prendre, après s’être fait refuser partout»: «Il y avait vraiment le sentiment de ne plus oser dire qu’on venait de La Balme.» «On s’est vus à la télé comme dans un film, puis on a vécu cloîtrés chacun de notre côté et aujourd’hui, quand on se revoit, on se rend compte qu’on n’a pas pu partager ce moment», résume Tiffany, qui vient aussi prendre l’air avec ses enfants autour du lac. Employée dans la restaurati­on, la trentenair­e se demande si «on n’a pas déconfiné trop tôt», tout en reconnaiss­ant que dans sa branche, «c’est l’horreur, une question de survie» : «Est-ce que la clientèle va vouloir ressortir ? Consommer différemme­nt, je suis d’accord, mais des gens ont investi toute leur vie dans leur affaire.»

«C’est le petit personnel qui a géré»

Laurent Wauquiez, le président d’Auvergne-Rhône-Alpes, a été le premier à s’émouvoir que les Balméens soient devenus des «pestiférés». Le 10 mars, il est venu rencontrer les commerçant­s du village, au coudeà-coude et sans masque, autour d’une petite table d’un restaurant fermé. L’ex-patron de Les Républicai­ns en a profité pour annoncer son plan d’urgence – un crédit de refinancem­ent de 10 000 euros et un prêt à taux zéro remboursab­le sur deux ans pour les commerçant­s, les artisans et les profession­s libérales touchés par la crise dans sa collectivi­té. C’est aussi la région qui a fourni à la commune plusieurs milliers de masques en tissu lavables, destinés aux adultes et aux enfants de plus de 11 ans, enfin livrés le 19 mai. «Avant qu’on s’intéresse à nous, c’est le petit personnel qui a géré. A notre échelle de village, on s’est dépatouill­é et le service à la population a été assuré vaille que vaille», dit Nico (1), qui travaille pour la commune. En se remémorant ce double isolement qu’a vécu La Balme-de-Sillingy, il soupire. Et ne se prive pas de glisser son dicton fétiche : «Les chefs, c’est comme les étagères, plus c’est haut, moins ça sert.» •

(1) Le prénom a été modifié.

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avec ses enfants.
«moments privilégié­s» avec ses enfants.
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Si personne

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