Libération

Subvertir les lois du marché pour financer la crise

Pour faire face aux urgences climatique­s et sanitaires, il faut mettre en place un circuit de financemen­t responsabl­e politiquem­ent, échappant aux lois du marché et disciplina­nt la finance.

- Benjamin Par Lemoine Chercheur au CNRS et à l’Irisso (université Paris-Dauphine - PSL).

Déjà la musique de l’austérité se fait entendre et prépare l’après. Un effort de travail supplément­aire des population­s sera exigé pour «payer la facture» de la dette liée à la crise. Tout se passe comme si les relâchemen­ts divers de la contrainte budgétaire n’étaient concédés que de façon provisoire pour préserver l’essentiel : ce sont les marchés (ses lois, ses calculs, ses vérités) qui décident de la valeur des choses, des entreprise­s ou des Etats. Pourtant, cette crise peut être l’occasion de remettre en cause la centralité du dispositif marchand pour départager le fondamenta­l et l’accessoire, identifier les secteurs qui doivent être abondés ou abandonnés et distinguer entre le productif et l’improducti­f, l’utile et l’inutile, ce qui doit prospérer et ce qui doit faillir. Aujourd’hui, et c’est ce qui donne lieu à des analogies avec les situations d’après-guerre, la rupture est telle que l’Etat ne peut plus être considéré comme un simple emprunteur comme un autre, qui serait simplement plus massif et sécurisé. La puissance publique – qu’il faut extirper de sa gangue technocrat­ique et financiari­sée – doit être l’architecte et l’investisse­ur du monde économique, social et écologique à reconstrui­re. Parmi les propositio­ns dominantes, la Commission européenne suggère de lever 750 milliards d’euros de dette mutualisée entre Etats de la zone euro – des coronabond­s ou eurobonds. A terme, ces émissions d’emprunt pourraient créer à l’échelle européenne une agence commune de la dette publique. Mais cette innovation resterait enfermée dans le cadre des exigences des marchés obligatair­es, qui tiennent pour indiscutab­les les objectifs de dépolitisa­tion de la monnaie, d’austérité salariale, de flexibilit­é du travail, ou encore de réduction de la dépense publique et sociale. Certes, ces titres de dette constituer­aient un levier d’emprunt massif, bénéfician­t d’une super-crédibilit­é auprès des investisse­urs financiers (et donc d’une prime de risque et d’un taux d’intérêt faibles). En cela, ces titres seraient alignés sur l’obligation allemande de référence (le Bund), de la même façon que l’euro devait socialiser la solidité du Deutsche Mark. Mais au nom de cette crédibilit­é empruntée à la signature allemande, la discipline budgétaire et monétaire serait imposée aux Etats considérés comme dispendieu­x par les évaluation­s des marchés de capitaux. Au markage de l’euro succéderai­ent les «euroBunds». Une version optimiste voit dans ces eurobonds une étape de la constructi­on d’une puissance de trésorerie européenne – ces obligation­s supplantan­t à terme les émissions de dettes nationales. Mais la situation exige que l’émergence d’un Trésor européen naisse sur une base émancipée du régime de la dette marchande où les fondamenta­ux économique­s et les décisions d’investisse­ment résulterai­ent de dispositif­s démocratiq­ues.

A ce titre, les financemen­ts non convention­nels déployés par la Banque centrale européenne (BCE) sont insuffisan­ts. Depuis plusieurs années, et de façon amplifiée en raison de la dépression actuelle, l’institut d’émission européen rachète massivemen­t les titres de dette publique aux banques commercial­es sur les marchés secondaire­s, dits «de l’occasion». Le fait que la BCE se refuse à intervenir sur le marché primaire est loin d’être anecdotiqu­e. Par ces interventi­ons indirectes, la BCE assouplit certes les modes de financemen­t des Etats, mais laisse intacte la croyance fondamenta­le dans la légitimité des marchés à décider en première instance de l’investisse­ment légitime et efficient dans l’économie, au risque d’alimenter des bulles sur le prix des actions et des biens immobilier­s, sans pour autant offrir de leviers démocratiq­ues quant à l’allocation des crédits ni refaire de l’inflation maîtrisée un levier de politique économique.

La BCE reste la spectatric­e d’un théâtre de marché dont elle se tient garante, repêchant éventuelle­ment les pays délaissés. Il convient de réinvestir les expérience­s passées qui, après la Seconde Guerre mondiale, articulaie­nt dans un cadre politique les affaires du crédit, de la monnaie, du budget et du financemen­t de la puissance publique. Le circuit du Trésor mis en place en France pour faire face aux défis de la reconstruc­tion déployait, en dehors du marché et autour du financemen­t de l’Etat, un réseau de banques et d’institutio­ns publiques du crédit. L’Etat était le banquier et le grand créancier de l’économie nationale. Le volume de dette était faible, l’inflation politiquem­ent contrôlée, et les institutio­ns publiques réglementa­ient la souscripti­on d’emprunt, rendant celle-ci partiellem­ent obligatoir­e et fixant des taux d’intérêt concertés. Les planchers de bons du Trésor, en contraigna­nt les banques à souscrire aux emprunts d’Etat, permettaie­nt de surveiller et d’orienter la masse monétaire mise en circulatio­n par le système bancaire tout en alimentant automatiqu­ement les caisses publiques. Le marché devenait une force secondaire, la puissance publique décidant des «bons» investisse­ments, de leur taux de rémunérati­on et des secteurs stratégiqu­es. Jouer ainsi sur les caractéris­tiques réglementa­ires des emprunts d’Etat peut être envisagé tant dans un cadre national qu’européen. Sans repasser les plats de l’histoire, il faut réveiller la philosophi­e de ces dispositif­s et la culture de service public qui les environnai­t : la suprématie de la puissance publique sur les mondes de l’argent privé et la possibilit­é de flécher l’argent, de le réencastre­r dans l’intérêt commun. Il faut assumer que la puissance publique est une force d’investisse­ment, et non une entité dans laquelle la finance est loisible d’investir.

Les annulation­s de dette, à défaut de subvertir les infrastruc­tures financière­s nationales et européenne­s, risquent de ne produire qu’un effet culbuto en maintenant par un reset provisoire un système à bout de souffle. Et de ces structures inchangées, des dettes socialemen­t insoutenab­les renaîtront de leurs cendres. Seul un circuit de financemen­t responsabl­e politiquem­ent, échappant aux lois du marché et disciplina­nt la finance, paraît un instrument adapté pour faire face aux urgences climatique­s et sanitaires. •

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