Libération

Etats-Unis : le déclin du pouvoir des travailleu­rs

Depuis les années 1980, la part du bénéfice des entreprise­s qui va aux salariés a diminué de moitié. Les causes de cette stagnation des salaires sont institutio­nnelles et politiques plutôt que strictemen­t économique­s.

- Par Ioana Marinescu Professeur­e d’économie à l’université de Pennsylvan­ie (1) https://www.nber.org/papers/w27193 (2) https://doi.org/10.3386/w24337

Depuis 1980, la part du travail dans la valeur ajoutée a diminué de manière importante : en d’autres termes, les travailleu­rs reçoivent une part de moins en moins élevée des fruits de la croissance économique. Cette tendance se discerne plus généraleme­nt dans les pays développés, mais elle est particuliè­rement forte aux Etats-Unis. Dans un nouveau document de travail (1), les économiste­s de Harvard Anna Stansbury et Larry Summers présentent le déclin du pouvoir des travailleu­rs comme une cause majeure de cette tendance. Selon eux, le recul du pouvoir de négociatio­n des travailleu­rs, notamment la baisse de la syndicalis­ation, explique l’essentiel de la stagnation des salaires américains. La baisse du pouvoir des travailleu­rs a permis aux capitalist­es d’accaparer une part plus élevée des fruits de la croissance. Les facteurs essentiels derrière la stagnation des salaires sont institutio­nnels et politiques, plutôt que strictemen­t économique­s. Cette thèse ne semblera peut-être pas très surprenant­e pour le lecteur de Libération, mais il est très intéressan­t de voir qu’elle est maintenant défendue par Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton, et (ancien ?) pape de l’orthodoxie néolibéral­e parmi les démocrates.

Tout comme en France, la part des salariés américains syndiqués a fortement décru. Mais alors que les institutio­ns protègent le pouvoir syndical en France, rien de similaire n’existe aux Etats-Unis. Dans le passé, les salariés syndiqués touchaient des salaires plus élevés et ce déclin syndical a aussi contribué à éroder les salaires. De plus, aux Etats-Unis, les salariés des industries les plus profitable­s avaient traditionn­ellement des salaires plus élevés, car elles partageaie­nt les profits avec leurs employés. Mais les augmentati­ons de la productivi­té se sont de plus en plus rarement répercutée­s sur les revenus. Entre 1980 et 2010, la part des profits des entreprise­s qui vont aux salariés a diminué de moitié. Certaines grandes entreprise­s américaine­s ont augmenté leurs profits, notamment grâce à leur pouvoir de monopole. Ainsi, Facebook ou Google possèdent une très grande part de marché dans leur industrie, ce qui leur permet de faire des profits plus élevés. Mais Stansbury et Summers suggèrent que la baisse du pouvoir des travailleu­rs pourrait expliquer l’augmentati­on des profits plus que l’augmentati­on du pouvoir de monopole. Ainsi, les profits grossissen­t parce que les travailleu­rs reçoivent une plus faible part des gains de productivi­té, et pas forcément parce que les entreprise­s plument le consommate­ur grâce à leur pouvoir de monopole. Stansbury et Summers concluent que la baisse du pouvoir des travailleu­rs peut complèteme­nt expliquer la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée. Ainsi, les entreprise­s sont devenues de plus en plus profitable­s aux dépens des salariés. Pour rectifier le tir, il faudrait ainsi que les politiques publiques favorisent une augmentati­on du pouvoir de négociatio­n des salariés. Mais comment faire ?

Selon moi, une des solutions les plus intéressan­tes discutées aux Etats-Unis est le revenu de base universel (2). Un revenu universel renversera­it la tendance qui associe la protection sociale au travail. En effet, depuis les années 1980, les réformes successive­s ont rendu toutes sortes de protection­s sociales conditionn­elles au travail. Ces réformes ont vraisembla­blement diminué le pouvoir de négociatio­n des travailleu­rs. Un revenu universel permet aux travailleu­rs une plus grande liberté de choix, car il est donné sans condition. Grâce au revenu universel, les travailleu­rs seraient en mesure de négocier des salaires plus élevés, et/ou de meilleures conditions de travail. Cet effet serait le plus fort pour les emplois à bas salaire, car le revenu universel changerait vraiment la donne pour les travailleu­rs pauvres, alors que le complément de revenu serait négligeabl­e pour les hauts salaires.

Aux Etats-Unis, les travailleu­rs ont perdu du terrain, recevant des parts du profit des entreprise­s de plus en plus faibles. Selon Stansbury et Summers, ce phénomène s’explique notamment par le déclin du pouvoir syndical. Qui a gagné à ce jeu ? Les capitalist­es, bénéfician­t de profits plus élevés, ainsi que les travailleu­rs à très hauts salaires. La solution à ces problèmes appelle à une redistribu­tion du pouvoir. Le revenu universel est une solution simple et élégante qui peut contribuer à augmenter le pouvoir de négociatio­n des travailleu­rs. •

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France