Je suis (à nouveau) en terrasse
Reconquête d’un espace perdu pendant le confinement, celui des bistrots avec balcon sur la rue, sa beauté, sa vitalité, son humanité.
Je suis en terrasse. J’attends mon café qu’un serveur masqué m’apportera quand il pourra. J’étends les jambes pour faire des croche-pieds à la fatalité et je bats de la semelle jusque dans le caniveau, vu que les trottoirs ont disparu et que la chaussée prend à nouveau la marée. Surtout, je regarde la rue de Paris qui revit, les vélos qui fourmillent, la splendeur des humains en rupture de malheur, la beauté des corps sortis de leurs nichoirs et qui osent enfin se redonner en spectacle comme pour une passegiatta à l’italienne.
Au-dessus de ma tête, le ciel est parfait, d’un bleu à la Matisse plus qu’à la Magritte ou à la Klein. Pourtant, l’incertitude rôde toujours alentour, chafouine et venimeuse. Et la victoire est temporaire comme elles le sont toutes. Mais je m’en fous, je suis à nouveau en terrasse et je ne laisserai personne me voler cette parcelle de félicité qui n’a rien d’une ombrelle d’éternité car je fatigue qu’on veuille toujours me protéger des autres, et de moi-même.
Ma libération est conditionnelle, je le sais. Bientôt bippera ce bracelet électronique d’un nouveau genre qu’est mon smartphone, qui me signalera que passent à portée des malades qui s’ignorent et qu’une application aux dents bleues mettra en contact avec mes comorbidités supposées. Qu’importe, je suis en terrasse et je me sens à nouveau le roi d’un monde qui a failli disparaître et d’un plaisir qui m’avait échappé. Les bistrots rouvrent à petits pas, et pour moi ça veut dire beaucoup même si, au zinc, on n’a plus le droit de se tenir debout. Le percolateur barrit à nouveau, les croque-monsieur grésillent sous toasteur, les tire-bouchons poinçonnent les goulots. Flottent dans l’air des promesses de mélanges et d’échanges, de convivialité et d’ivresse, de fariboles et de gaudrioles. Et aussi des volutes de regards amusés et d’oeillades croisées.
Bien sûr, le chef de rang est casqué comme un cosmonaute prêt à monter dans la fusée d’Elon Musk. La distanciation est toujours bardée de suspicion entre voisins qui détournent désormais le regard comme on crache son venin. Et pour rejoindre les toilettes, au fond à gauche, ça tient du baroud dans la jungle équatoriale, muni d’une machette pour taillader les nuages de gouttelettes contaminantes. Pas grave, on s’y fait. Accepté en terrasse, je me régale à déchirer avec une cruauté vengeresse les dernières attestations de déplacement dérogatoire. Avant d’empiler ces rebuts vexatoires dans les cendriers réapparus depuis que la nicotine est vue comme un médicament capable d’en remontrer à la chloroquine.
Parfois, depuis ce nid de pie citadin et extrêmement urbain, je me désole de voir défiler ces mufles de tissu qui me dérobent les visages que célébrait Lévinas. Pour autant, je n’aurais garde de les comparer à des burqas. Les premiers sont de protection, quand les secondes sont de confession. Les uns sont sanitaires quand les autres restent ultraminoritaires. Les premiers dureront le temps qu’il faudra, les autres celui qu’il leur plaira. Et puis ensuite basta de tous ces falbalas tue-l’amour…
En 2015, après les attentats, l’idée était déjà de s’arrimer au fer forgé de ces balcons de l’art de vivre ensemble que sont les terrasses. Mais il s’agissait de résister à des explosions sporadiques, pas à une contagion endémique. Le fondamentalisme islamo ciblait les abominables pervertis, jouisseurs de l’instant et mécréants inconscients qu’étaient censés être ces Parisiens désalés, colocataires de bastringues appartenant à Sodome et Gomorrhe.
Cette fois, le virus a causé une panique autrement oecuménique. Il n’a fait aucun bruit, s’est glissé partout, a coupé le souffle à beaucoup. Surtout, il a consigné la moitié de la planète et, en deux mois, a mis à bas l’économie mondiale, fort de l’approbation générale. Les terroristes étaient dans une logique idéologique. Le virus ne croit en rien, sauf à sa prolifération. Il ne fait pas sens et laisse pantoise une civilisation aux bras ballants, qui ne sait plus qui a tort, qui a raison et qui pourrait la tirer du mauvais pas où l’a menée cet inévitable excès de prudence. Pire, le Covid démontre que les chamailleries et les empaillades, les conflits d’intérêts et les musculations d’ego sont bien plus violents devant les paillasses où l’on dissèque la rationalité scientifique que dans les travées désertées de l’Assemblée nationale.
A tout cela, je repenserai un jour prochain, quand il le faudra bien, quand le chômage partiel sera en fin de droits, quand les plans sociaux seront en forte croissance, quand la génération de mes enfants aura été sacrifiée par un marché du travail sinistré, quand la méchante angoisse des lendemains qui déchantent s’apprêtera à me terrasser. Mais encore un instant, monsieur le bourreau ! Puisqu’il fait beau et qu’à nouveau, je suis en terrasse. •