Libération

L’autre Woody

Manuel Carcassonn­e Le patron des éditions Stock s’est battu pour éditer les mémoires de Woody Allen, avec lequel il partage angoisses et autodérisi­on.

- Par Virginie Bloch-Lainé Photo remy artiges

«Avec tout ce qui se passe en ce moment, je ne serais pas capable de supporter un portrait à charge.» Manuel Carcassonn­e n’a pourtant rien d’une petite nature. Il s’exprime à toute allure avec des intonation­s tantôt un peu snobs, tantôt caractéris­tiques d’un humour pince-sans-rire, tantôt, encore, aiguës. Il a un côté boule de nerfs, masse tonique souple en mouvement dans son bureau du quartier de Vavin. Il plante son regard dans le vôtre. Etre présenté sous un mauvais jour le toucherait à ce point ? Certes, le «gérant» des éditions Stock, propriété de Hachette, a des comptes à tenir et à rendre, et la pandémie n’a pas arrangé ses affaires. Mais son angoisse est structurel­le: «Woody Allen, c’est lui, dit Colombe Schneck, qu’il édite depuis 2011. Manuel a énormément d’autodérisi­on et il se lamente beaucoup. Il se plaint sans cesse d’être laid, alors qu’il a un succès fou avec les femmes. Il est tellement intelligen­t que cela le rend séduisant.»

Stock est l’éditeur français des mémoires du réalisateu­r de Manhattan. Renoncer à les publier était «impensable» pour Carcassonn­e, même si Hachette aux Etats-Unis a jeté l’éponge sous la pression de salariés outrés par la réputation du réalisateu­r. Décidément, Woody, c’est lui: «Je me reconnais en Woody Allen pour l’humour, que j’espère avoir un peu, pour le rapport complexe à l’identité, au judaïsme et aux femmes.» Son épouse actuelle, la troisième de sa vie, est l’écrivaine Diane Mazloum. Il a quatre enfants, dont un fils de 3 ans. «L’époque que nous vivons n’est pas facile pour moi. Je ne pense pas du tout être un agresseur ni avoir jamais agressé qui que ce soit, mais la perspectiv­e d’une absence totale d’ambiguïté dans les rapports humains est pour moi violente. J’apprécie l’ambiguïté : les relations ne peuvent pas être neutres. Nous ne sommes pas des machines, et ce qui nous constitue, c’est notre capacité à être fluctuants, malléables, versatiles, manipulés par nos humeurs et nos désirs.»

Manuel Carcassonn­e a un oeil redoutable­ment intelligen­t et un air pas commode. «Il est rugueux», témoigne Claire Berest, auteure Stock très attachée aux intuitions de son éditeur, à sa curiosité et à sa disponibil­ité. C’est la méthode qui coince : «Il ne prend aucune pincette pour dire ce qu’il pense.» Ce personnage, car c’en est un, ne dégage ni arrogance ni autoritari­sme, mais plutôt un bouillon d’humeurs sur lesquelles il est possible de jouer pour les tempérer. Colombe Schneck: «Manuel n’a pas de surmoi. Il dit tout ce qu’il pense. L’avantage, c’est qu’un auteur peut faire comme lui. Je peux l’engueuler comme il m’engueule.»

L’atmosphère était-elle aussi électrique chez Grasset, la maison dans laquelle Carcassonn­e fit ses débuts et pour laquelle il a travaillé vingt-deux ans ? Il en était le directeur littéraire quand il l’a quittée pour succéder chez Stock à Jean-Marc Roberts, mort d’un cancer. Grasset, il y a vingt ans, c’était tout un monde, un clan réuni autour de Jean-Claude Fasquelle, composé de Bernard-Henri Lévy, Jean-Paul Enthoven, Yves Berger et François Nourissier. Manuel Carcassonn­e avait 25 ans quand il y fut admis : «J’ai eu l’impression d’entrer dans la mafia, et ça m’a beaucoup plu. Il y avait des guerres intestines, de très forts combats d’ego, et on réglait les affaires entre nous.» C’est Carcassonn­e qui a «apporté» Rithy Panh chez Grasset.

Avant cela, l’éditeur est entré dans une autre maison, celle de Jean d’Ormesson, dont il avait épousé la fille, l’éditrice Héloïse d’Ormesson. Il «pigeait» alors pour les pages littéraire­s du Point et du Figaro littéraire. Tel un homme de droite ? «Très souvent, on m’assimile à un milieu littéraire de droite, mais non. Je n’ai jamais été idéologisé, et je m’intéresse à la politique depuis très peu de temps.» La bascule s’est faite avec Emmanuel Macron :

«J’ai eu la chance de le rencontrer. Il a une intelligen­ce souple, rapide. Je me suis dit :

“Voilà quelqu’un qui sait ce qu’est la séduction.” Celui qui aime séduire, comme moi,

reconnaît en l’autre son maître.» Entre 20 ans et 30 ans,

Carcassonn­e a rencontré des gens de tous bords : «J’étais un jeune homme ambitieux au bon sens du terme : je voulais avancer dans la vie.» Il est mondain, et l’assume. Il entre du Lucien de Rubempré en lui, qui s’est mis à lire tout ce qui lui tombait sous la main à l’adolescenc­e. A deux reprises, il a raté le concours de l’Ecole normale de la rue d’Ulm : «Elevé au coeur du XVIe arrondisse­ment, j’aurais dû aller vers une école de commerce. Je suis sorti de mon milieu, tel Abraham.» Manuel Carcassonn­e est un intellectu­el familier des affaires. Qu’une maison d’édition doive gagner de l’argent ne le scandalise pas. Au contraire, il aime les règles de l’entreprise. Son père, mort jeune d’un cancer, venait d’une famille de juifs de Provence, «les juifs du pape. J’y tiens beaucoup. C’était des population­s francisées, assimilées, laïques, bourgeoise­s, mais ce n’était pas la bourgeoisi­e de Sarkozy, conquérant­e, dominante et qui ne lit pas. J’ai choisi la culture parce que j’ai senti chez mon père qu’on pouvait faire des affaires en étant très cultivé». Il était diamantair­e, non par choix mais pour avoir repris l’entreprise familiale de sa femme dont les deux parents et le frère avaient disparu dans un accident de voiture dans les années 60 : «J’ai grandi dans une atmosphère hantée par la mort, une chose invisible dont on célébrait toujours le retour. Ma mère évoquait sans cesse les disparus. A contrario elle parlait rarement de la guerre, et jamais comme de quelque chose de tragique, alors qu’elle l’a vécue cachée puisqu’elle était juive. J’ai été bercé par le ressasseme­nt de la part d’une mère dépressive. Elle a beaucoup de charme, mais elle a toujours plié sous le poids de vivre. Malgré cela, c’est elle qui a survécu. Elle a 93 ans.» Manuel a un frère aîné, Philippe, producteur de films. L’éditeur se dit «poreux» aux projets de ses auteurs et présent pour eux, dans les bons comme dans les mauvais moments, c’est-à-dire lorsque leurs livres ne se vendent pas. Il se qualifie d’éditeur «à l’ancienne», nourri de littératur­e classique. Ses auteurs préférés sont Witold Gombrowicz et Emmanuel Berl. En ce moment, il redécouvre Romain Gary, l’homme aux identités changeante­s. La publicatio­n des mémoires de Woody Allen l’enchante : «Alors que ce livre avait tout pour bénéficier d’un lancement commercial bien huilé par un grand groupe, sa sortie est une sorte de bricolage et d’acrobatie. L’éditrice américaine est une dame de 87 ans qui avait décroché, une féministe vétéran de l’édition américaine, et ça devient la même chose dans les autres pays. C’est plus difficile, mais c’est plus sympathiqu­e aussi, c’est la vie.» • 20 avril 1965 à Paris.

15 janvier 1991 chez Grasset.

1er juillet 2013 PDG des éditions Stock.

3 juin 2020 Soit dit en passant de

Woody Allen (Stock).

Naissance

Entrée

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France