Fake news très à droite et anti-Pékin
La détestation de Pékin a produit une surprenante alliance de circonstances. Le site s’est rapproché de la droite radicale qui s’inquiète du nouvel impérialisme chinois, parfois avec des relents racistes.
En pleine pandémie, le média, parfois relayé par Donald Trump, s’est illustré en diffusant sur son site français des informations complotistes, pro-Zemmour et anti-Macron. Emanation du mouvement anti-Pékin Falun Gong, sa ligne éditoriale est désormais proche de la droite nationaliste.
Le «documentaire» de 54 minutes, très bien produit, est apparu le 7 avril sur plusieurs plateformes en ligne. Au moment où nous écrivions ces lignes, il cumulait plus de 4 millions de vues sur YouTube. Intitulé «Tracking down the origin of Wuhan coronavirus» («A la recherche de l’origine du coronavirus de Wuhan»), il suit Joshua Philipp, présenté comme journaliste d’investigation à New York. Le héros, souvent filmé en position d’enquête face à son ordinateur ou en possession de documents confidentiels, multiplie les entretiens avec des experts et scientifiques. A grand renfort de questions («Que cherchait à cacher le gouvernement chinois?») ou de mises en connexion et d’incertitudes, la vidéo met en avant une idée, sans la soutenir tout à fait: le Sars-CoV-2, générateur du Covid-19, pourrait avoir été conçu au sein du laboratoire P4 de Wuhan comme une arme biologique au service du régime chinois.
En l’état des connaissances, cette hypothèse, évoquée par d’autres médias, ne peut être tenue pour sérieuse. Les recherches scientifiques laissent à penser que le coronavirus est d’origine animale. Et l’implication du laboratoire P4 n’est pas étayée par des faits. Par conséquent, Facebook a décidé d’étiqueter le documentaire comme une «fausse information». Ce qui a fortement déplu au coauteur du film, le site The Epoch Times, accusant dans un article le réseau social d’«étouffer l’information». Précautionneux, le média se garde bien d’asséner des vérités : «Le Parti communiste chinois ayant détruit des preuves […], il est très difficile de tirer des conclusions définitives. Et le film n’a pas pour but de fournir une réponse définitive.» Quand la manipulation de l’information se glisse dans la zone grise du doute…
Ecarts déontologiques
Dans la période pandémique, propice à la diffusion de nouvelles trompeuses, incorrectes ou orientées, le site The Epoch Times s’est particulièrement distingué. La société américaine de labellisation de l’information NewsGuard l’a classé le 30 avril en tête des «superdiffuseurs francophones de mésinformation sur le Covid-19 sur Facebook». Sa page française, «Epoch Times Paris», compte 1,3 million d’abonnés. «C’est l’équivalent de la page de Dieudonné. The Epoch Times fait partie des très gros. Nous le connaissions, mais nous l’avons vu vraiment
émerger à la faveur du Covid», constate Rudy Reichstadt, directeur du site ConspiracyWatch, qui range The Epoch Times parmi les «médias conspirationnistes». NewsGuard pointe ainsi un post affirmant, le 21 février, que «les protéines du nouveau coronavirus semblent avoir été précisément conçues pour permettre au virus de se fixer sur des cellules humaines». La société américaine estime que The Epoch Times «publie régulièrement des contenus erronés, qu’il ne rassemble et ne présente pas les informations de manière responsable, et qu’il n’évite pas les titres trompeurs».
Il suffit de se promener sur le site ou la page Facebook pour récolter les écarts déontologiques. Le 10 mai, une publication (2200 interactions, 2 200 partages) renvoie vers une vidéo au titre choc: «Incinérés vivants à Wuhan.» Problème : elle s’appuie sur le témoignage d’une femme dont on ne sait rien, pas même le nom. Autre exemple, avec la republication sur Facebook, le 25 mai, d’un article du 27 février consacré à Huawei (1 000 interactions, 900 partages). L’équipementier télécoms y est présenté comme une «gigantesque société technologique tentant de dominer le monde de la 5G et entièrement contrôlée par un régime communiste tyrannique», qui «essaye activement d’infiltrer l’Europe». Une description qui ne s’embarrasse pas de nuances à propos d’une entreprise seulement soupçonnée d’espionnage. «Ce n’est pas du journalisme», juge Rudy Reichstadt.
Mais d’où cette puissante usine à infox sort-elle ? Juridiquement, The Epoch Times France est une association créée en 2011, installée dans le XIIIe arrondissement de Paris. Son objet social officiel : «The Epoch Times France souhaite la liberté d’expression, il s’engage à respecter la vérité de l’information; l’association peut éditer et distribuer des journaux, des revues publicitaires périodiques de toutes sortes y compris électroniques.» Quel est son budget, son modèle économique, son nombre de salariés ? A toutes ces questions posées par écrit par Libé, la directrice de la publication, Isabelle Meyer, n’a pas répondu. Elle indique que le site «est libre de toute influence d’un quelconque gouvernement, entreprise, parti politique ou actionnaire privé. Cela
nous distingue de nombreux autres médias». L’association est l’émanation française d’un groupe mondial, qui revendique sa présence dans 35 pays et 21 langues. Il a été fondé en 2000 aux Etats-Unis, d’abord comme journal papier. Il s’est converti à l’activisme numérique depuis quelques années, avec une présence grandissante sur les réseaux sociaux. Selon le New York Times, il a dépensé plus d’un million de dollars en publicité sur YouTube aux Etats-Unis en 2020. En août dernier, une enquête de NBC révélait que ses revenus outre-Atlantique s’étaient élevés à 8 millions de dollars en 2017. Ce qui n’en fait pas un colosse, mais lui donne quelques moyens.
Ce média émergent, comme la chaîne de télévision américaine NTD (New Tang Dynasty), est intimement lié au mouvement religieux chinois Falun Gong. Il a été créé à l’origine par des adeptes de cette pratique mi-spirituelle micorporelle, dérivée de la gymnastique qi gong. Des dissidents ayant fui aux Etats-Unis, après l’interdiction du mouvement en 1999 par Pékin et le déclenchement d’une répression qui n’a jamais cessé. La dictature communiste voit dans le Falun Gong, qui revendiquait plusieurs dizaines de millions de membres à son apogée, une menace. Elle le considère officiellement comme une secte. Il faut dire que le mouvement est organisé autour d’un leader charismatique s’étant fait discret avec le temps, Li Hongzhi. Un fondateur perché, à la posture messianique, qui a construit un système idéologique autour d’une vision apocalyptique et conservatrice. Sa «pensée» historique n’est pas facile à résumer. D’après lui, le monde humain est en pleine déchéance morale, qu’illustrerait notamment une homosexualité à condamner. Il court à sa perte, menacé par l’argent, la drogue et l’invasion d’extraterrestres dans les corps par le biais d’outils technologiques. Le gourou prône une ascèse spirituelle stricte et une pratique religieuse exclusive.
Opposition à Pékin
«Avec la répression, le mouvement a perdu sa puissance en Chine continentale, mais reste très présent en Amérique du Nord et dans certaines diasporas chinoises, explique Ji Zhe, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Son idéologie a beaucoup changé en vingt ans. Des éléments comme les extraterrestres ont été effacés. En Occident, c’est devenu essentiellement une pratique corporelle, avec un discours politique renforcé, hostile au Parti communiste chinois.» En clair, le Falun Gong, ex-religion nouvelle non reconnue à tendance sectaire, s’est mué en mouvement d’opposition à Pékin. Il reste difficile à qualifier précisément, selon le chercheur : «Les adeptes du Falun Gong que je connais ont des positions politiques variées. Ils travaillent, sont insérés, font souvent partie des élites. Ce qui les réunit est l’opposition à Pékin.» Dans ce combat, le mouvement s’appuie sur deux grands outils d’influence : sa troupe de danse internationale Shen Yun, qui passe souvent à Paris, et ses médias, dont The Epoch Times.
Sous couvert d’une mission d’information, ce dernier a pour véritable objectif de cogner depuis l’étranger sur le régime dirigé par Xi Jinping. D’où son recours à des exagérations, approximations ou fausses informations, pourvu qu’elles servent la cause. Dans le monde d’après, rempli de fake news, il ne faudra pas seulement compter sur les outils de propagande conçus par des Etats souverains, mais aussi sur ceux de leurs opposants… Dans un article manifeste datant du 20 mars, The Epoch Times martèle qu’il faut appeler le coronavirus par son «vrai nom» : «Le virus du Parti communiste chinois.» Ce qu’il fait dans toutes ses productions. «De par notre histoire, nos reportages sur la Chine ont une importance particulière. […] Nous informons en particulier sur la façon dont le régime communiste pense et fonctionne et nous séparons le Parti communiste chinois du peuple chinois et de la Chine en tant que pays, ce que beaucoup de médias confondent», indique la directrice la version française, Isabelle Meyer. La nature opaque et autoritaire de son ennemi dans la capitale chinoise permet au média de se parer des vertus de liberté de l’information, tout en légitimant l’aspect douteux de ses contenus. C’est le paradoxe de son positionnement, qui lui vaut parfois le soutien d’organisations comme Reporters sans frontières.
Publicités pro-Trump
Surtout, la détestation de Pékin a produit une surprenante alliance de circonstance. The Epoch Times s’est rapproché de la droite radicale et nationaliste qui s’inquiète du nouvel impérialisme chinois, parfois avec des relents racistes. Aux EtatsUnis, le site soutient Donald Trump, qui relaie volontiers ses articles. D’après NBC, The Epoch Times a dépensé l’an dernier, en six mois, pour plus de 1,5 million de dollars de publicités pro-Trump sur Facebook. En Allemagne, les supporteurs du parti d’extrême droite AfD l’adorent. En France, le site ne se prive plus, entre deux charges anti-Pékin, de draguer la base d’extrême droite, volontiers complotiste, de la population. Exemple le 8 mai avec un post sur Facebook associant bon sens territorial, haine de l’Etat central et radicalité : «Le maire de Béziers [Robert Ménard, ndlr] propose un dépistage au coronavirus, l’Etat bloque son initiative.» Résultat : 2 200 interactions, 1 900 partages. Le 10 mai, un autre article, titré «Villeurbanne : ils frappent des policiers et leur crachent dessus, la justice les condamne à un stage de citoyenneté», est agrémenté d’un commentaire du syndicat de police Synergie Officiers: «Dans n’importe quel pays la sanction aurait été tout autre. Pas en France.» Carton : 4 200 interactions, 1 900 partages. Sur le site, les articles anti-Macron et pro-Zemmour, raillant l’écologie et dénonçant l’emprise islamique sont de plus en plus nombreux. Les dernières productions du rédacteur en chef, Ludovic Genin, sont à cet égard éclairantes. On trouve des papiers fustigeant la propagande du «régime chinois» et la prétendue hypocrisie de Greta Thunberg, associant banlieues et délinquance, s’indignant du burkini et de la 5G… Un petit concentré de pensée réactionnaire. Sur son CV en ligne LinkedIn, l’intéressé (qui n’a pas répondu à nos sollicitations) se présente comme un «consultant en conduite du changement». Ingénieur de métier, il est diplômé en sciences de l’informatique, mais n’a suivi aucune formation en journalisme ni ne dispose d’aucune expérience antérieure à son emploi actuel. A The Epoch Times, ce n’est apparemment pas un handicap pour devenir «responsable éditorial». •