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Quand les patrons fliquent les salariés

Depuis le confinemen­t, de nombreuses entreprise­s ont fait installer à leurs salariés le logiciel américain Hubstaff, qui calcule leur «temps effectif» en enregistra­nt leurs mouvements de souris. Un exemple parmi d’autres du contrôle et des pressions subis

- Par Philippine Kauffmann Photo Cyril Zannettacc­i. VU

«Le 16 mars on a tous dû installer Hubstaff», se rappelle Zoé (1), analyste en renseignem­ent d’affaires. Ce logiciel intrusif analyse de près l’activité des télétravai­lleurs. Depuis le confinemen­t et la mise en place de ce dispositif pour des millions de personnes, nombreux sont les salariés qui en subissent au moins un effet indésirabl­e : la surveillan­ce accrue. Et les techniques de flicage s’avèrent riches et variées.

«C’est super stressant, tous les matins on reçoit un rapport d’activité. J’arrive rarement à dépasser les 50% de temps de travail effectif», soupire Zoé. Le programme américain Hubstaff – qui a vu son utilisatio­n tripler depuis le début de la crise sanitaire – enregistre les mouvements de souris. Il calcule ainsi le «temps effectif» de travail des employés. Si la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (Cnil) n’a pas émis d’avis sur l’utilisatio­n de ce logiciel en particulie­r (lire page 10), elle reconnaît comme illicites – sauf circonstan­ces exceptionn­elles– les «keyloggers» qui permettent d’enregistre­r à distance toutes les actions accomplies sur un ordinateur. Dans sa version originale, Hubstaff prend également des captures d’écran à intervalle­s aléatoires et géolocalis­e les employés avant d’envoyer le tout, sous forme de rapport journalier, à leurs managers. Ces deux options auraient, a priori, été désactivée­s par l’employeur de Zoé, mais cela ne l’empêche en rien de se sentir «traquée». «Je ne peux pas prendre cinq minutes pour lire un article ou aller sur Twitter, toutes mes tâches sont chronométr­ées», déplore la jeune analyste. Elle craint que son entreprise continue d’utiliser le logiciel lorsqu’elle sera de retour au bureau, «ce qui m’obligera à faire sept heures de travail effectif par jour. Fini les pauses-café ou les discussion­s avec les collègues…»

Des réunions «cérémonies»

Une surveillan­ce accrue qui découle souvent d’un manque de confiance envers les employés, doublé d’une méfiance vis-à-vis du travail à la maison. Une fois dans nos salons, certains patrons nous imaginent volontiers affalés devant Netflix. «Au début, mon boss m’appelait toutes les heures pour vérifier que j’étais bien en train de travailler. Parfois, il me rajoutait tellement de choses à faire que je devais sauter le déjeuner, expose Cyril, économiste dans une entreprise de consulting. Il se sentait floué et pensait que comme je n’étais pas au bureau, je me tournais les pouces. Pour moi, c’était infantilis­ant et frustrant.»

A chaque métier son moyen de surveillan­ce. Eric est professeur d’histoire de l’art et de design pour un groupe d’enseigneme­nt privé. Depuis le début du confinemen­t, il donne ses cours en visioconfé­rence : «Très tôt, les directions pédagogiqu­es ont assisté à nos cours en vidéo, sans forcément nous prévenir. Ils profitent de ces nouveaux outils pour vérifier comment se déroulent nos leçons. J’ai senti leur volonté d’avoir un contrôle plus marqué.» Après des plaintes, les employeurs d’Eric ont arrêté de se connecter à ses classes. Mais il s’inquiète : «Le télétravai­l donne des idées à mes employeurs, comme réduire le nombre de cours en présentiel, les enregistre­r ou les diffuser en direct, avec pour projet de supprimer des postes.»

Coralie, qui travaille à Montpellie­r dans le secteur bancaire, prévient : «Quand on est informatic­ienne, on sait que tout est traçable.» Elle et ses collègues ont fait face à une charge de travail deux fois plus importante lorsqu’il a fallu gérer la mise en place du travail à distance pour toute son entreprise. «En parallèle, on a vu fleurir un nombre de réunions assez insupporta­ble. Elles se tiennent sur Skype, pour vérifier qu’on est bien connectés.» Rapidement, son emploi du temps est envahi par les réunions – rebaptisée­s «cérémonies» par sa boîte… Résultat, certains de ses collègues rattrapent le temps perdu en travaillan­t parfois jusqu’à 22 heures. Pour l’informatic­ienne, ces rendez-vous ne sont que la partie émergée de l’iceberg. «D’un point de vue informatiq­ue, il est possible de savoir qui se connecte, d’où et à quel horaire. Je ne serais pas étonnée qu’on commence à nous faire des réflexions sur notre temps de connexion», se désole-t-elle.

«épuisement profession­nel»

Le droit à la déconnexio­n a pourtant fait son entrée dans le code du travail en 2016. «80 % des salariés déclarent qu’il n’est pas appliqué pour eux alors que c’est une obligation légale», explique Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de la CGT des cadres et technicien­s, qui a travaillé sur l’enquête de l’UgictCGT, «Le travail sous épidémie». Pour elle, «il faut avoir une vraie réflexion managérial­e par rapport au télétravai­l, car tous les indicateur­s montrent des risques psychosoci­aux très élevés si on ne le fait pas. Il y a aussi besoin d’un cadre clair sur la surveillan­ce et la gestion des données des salariés, qu’elles soient personnell­es ou profession­nelles».

Marc-Eric Bobillier-Chaumon, professeur de psychologi­e du travail au Conservato­ire national des arts et métiers (Cnam), étudie les incidences des nouvelles technologi­es sur les activités profession­nelles. Il estime que le contrôle et la supervisio­n des employés peuvent être à l’origine de dégradatio­ns importante­s des conditions de travail: «Des activités informelle­s sont rendues formelles, comme le temps de connexion, la durée et le nombre de participat­ions durant une réunion. Dès lors, c’est la quantité de travail et plus sa qualité qui est évaluée.» Le travail à la maison s’accompagne ainsi d’une «pression à la disponibil­ité» et fait émerger un phénomène de «surveillan­ce panoptique». «Cela survient par exemple lorsqu’on utilise des espaces numériques partagés, où chacun peut regarder ce qui est fait. On a le sentiment d’être surveillé constammen­t, même si la surveillan­ce est en réalité discontinu­e», décrit-il. Une pression qui peut avoir de lourdes conséquenc­es. «Cet engagement permanent

«Des activités informelle­s sont rendues

formelles comme le temps de connexion, les participat­ions durant une réunion… C’est la quantité de travail et plus sa qualité qui est évaluée.»

Marc-Eric Bobillier-Chaumon professeur de psychologi­e du travail au Cnam

dans le travail, sans relâchemen­t possible, peut générer une fatigue, de l’épuisement profession­nel et parfois des erreurs», met en garde Marc-Eric BobillierC­haumon.

Paranoïa des managers

Ces pratiques dangereuse­s sont-elles conformes à la loi ? «Il y a deux critères pour que la mise en place d’un outil de surveillan­ce soit légale: la proportion­nalité et l’informatio­n préalable. Il faut que la surveillan­ce soit justifiée et que l’employé soit prévenu, en général par le règlement intérieur de l’entreprise», explique Nicolas Arpagian, auteur de la Cybersécur­ité (Presses universita­ires de France).

Lui ne croit pas à une généralisa­tion de la surveillan­ce, qu’il perçoit plutôt comme l’échec et la paranoïa de certains managers: «Techniquem­ent, c’est faisable. Juridiquem­ent, c’est très encadré, mais la vraie question c’est : pour faire quoi ? Une fois que vous captez ces informatio­ns, encore faut-il pouvoir les analyser», prévient-il en imaginant un employeur désemparé face à des milliers de photos webcam de ses employés… •

(1) Le prénom a été modifié.

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