Libération

La révélation comique lesbienne et australien­ne

- Par Ève Beauvallet et Olivier Lamm

«Nanette», son stand-up autour des traumas vécus en tant que femme et lesbienne, devait être le dernier de l’humoriste australien­ne. Coup de théâtre: elle revient, toujours sur Netflix, avec «Douglas», mélange déconstrui­t et virtuose de subversion et d’histoire de l’art dynamitée.

«Fucking tense.» Voilà ce que beaucoup ont retenu de Nanette, le premier spectacle de Hannah Gadsby à avoir été massivemen­t vu – grâce à Netflix – hors de son pays, l’Australie. Une tension extrême, intime et universell­e, dont l’humoriste – arrivée au mitan des années 2000 dans le circuit du stand-up après des études ratées en histoire de l’art, des années de misère et une ascension fulgurante par le biais d’un championna­t d’open mics – usait comme d’une force infiniment versatile. Pour faire rire, d’abord, puisqu’elle y maîtrisait expertemen­t cette énergie d’attraction qui permet l’existence de la punchline, en étirant les deux bouts de l’élastique que sont

l’anecdote et la chute, parfois sur des kilomètres. Puis pour tout renverser –l’art de la blague en luimême, mais aussi sa carrière, le patriarcat, le monopole du regard masculin sur l’histoire de l’art, la dynamique de l’humour dans son ensemble ainsi que tout ce qu’on avait cru comprendre du pacte de lecture qu’un stand-up convention­nel proposait au spectateur. Le doute arrivait après une vingtaine de minutes : Nanette n’était-il pas censé n’être que le récit d’une «grosse gouine moche» qui sait rire d’elle-même? Qui, étant tombée petite dans la potion magique de l’humour, est parvenue à retourner ce triple stigmate ? C’était une fausse piste et un cul-de-sac. Savoureux canular qui lui permettait de propulser Nanette comme un show gender fluid au carré, en superposan­t, à la déconstruc­tion du genre –celui qui enjoint les femmes à donner des «feedbacks» et les hommes à donner leur «opinion – une réflexion sur les genres littéraire­s en général, les genres humoristiq­ues en particulie­r, et leurs usages politiques par-dessus le marché.

Rire de ses traumas revient-il à les exorciser ou à les camoufler ? Jusqu’où peuvent-ils réellement s’ajuster à l’implacable mécanique des anecdotes et des chutes qui fonde ce métier ? Si la piquante «ironie» consiste à «rire contre» et l’inclusive autodérisi­on à «rire avec», qui est exactement cet «avec» ? Et si c’était l’«oppresseur» ? Et si rire de soi revenait alors à pactiser et collaborer avec lui ? Hannah Gadsby aurait pu raconter cet épisode où un type l’a menacée physiqueme­nt à un arrêt de bus parce qu’elle avait flirté avec sa petite amie. Elle aurait pu y trouver une chute amusante qui réponde aux lois du genre et s’en tenir là. Dans Nanette, c’est précisémen­t ce qu’elle fait d’abord. Avant d’y revenir, pour raconter la fin réelle de l’histoire, traumatisa­nte. Pour cette raison, nous disait-elle alors, parce qu’elle a besoin de raconter «comme il se doit» son histoire, l’humoriste annonçait en fin de spectacle renoncer à l’art de la «comedy», abandonnan­t son public à une tension impossible à soulager.

Oratrice cicéronien­ne

Soir après soir, tout au long d’une tournée qui allait la rendre mondialeme­nt célèbre, cette humoriste australien­ne jusqu’alors peu connue dans l’internatio­nale du stand-up anglo-saxon narrait donc son passage à tabac pour «irrégulari­té physique», également son viol par deux anonymes et ses années de honte à vivre dans le placard en Tasmanie,

Etat insulaire au large de l’Australie dont 70 % de la population se déclaraien­t, à l’heure de son adolescenc­e, hostile à une légalisati­on de l’homosexual­ité. «A l’âge où j’ai découvert que j’étais homosexuel­le, le mal était fait, j’étais déjà homophobe», regrettait-elle pour justifier son apostasie puis sa mise à sac du stand-up en refusant désormais de faire passer la haine de soi la plus profonde pour de l’autodérisi­on : «Je suis experte dans l’art de la tension depuis l’enfance. Je n’ai pas eu à inventer cette tension. C’était moi, la tension. Mais je n’en peux plus de cette tension. Elle me rend malade.» Puis plus tard: «Je vous la laisse, cette tension. Elle est à vous. Je refuse dorénavant de vous aider. Il est temps que vous appreniez ce que ça fait, parce que les anormaux la trimballen­t avec eux en permanence.»

Entrelaçan­t le «seule-en-scène», la harangue militante, le cours d’histoire de l’art, et la conférence TEDx, Hannah Gadsby cassait ainsi son jouet, sous l’oeil perdu d’une partie du public, surpris ou furieux de voir l’art du rire confondu avec la mise en scène de la colère («la seule chose capable, avec l’humour, de pouvoir relier une pièce remplie d’inconnus»). Public surtout déstabilis­é d’être ainsi questionné sur son degré de connivence avec l’oppression systémique, encore exercée sur les

«Si vous attendez plus de traumatism­es, je n’en ai plus en stock […] Je les ai tous mis dans le même panier, comme une putain d’abrutie.» Hannah Gadsby

minorités, par «l’homme, blanc, hétéro». Pour certains spectateur­s, c’était clair, Hannah Gadsby n’était pas une humoriste mais une militante misandre – preuve en étaient ses assauts à la sulfateuse contre Léonard de Vinci ou Picasso («il n’a rien fait d’autre que se mettre un kaléidosco­pe sur la bite») ou pire, un pur produit de la culture woke. Le grand échiquier du stand-up, aux Etats-Unis, se polarisera­it en effet entre justiciers de toutes les causes progressis­tes (les woke, donc) et leurs sarcastiqu­es adversaire­s, de «gauche» aussi, mais autoprocla­més «politicall­y incorrect» (c’est même un mot-clé sur Netflix). Difficile, cependant, d’étiqueter Gadsby comme une évangélist­e du camp du bien. La majorité du public, en tout cas, a surtout vu en elle un peu plus qu’une bonne stand-uppeuse : une drôle d’oratrice cicéronien­ne, une virtuose de la rhétorique déroulant des tirades dont on n’était pas toujours sommés d’épouser le fond pour convenir de leurs géniales insertions dans le scénario global, de leurs manières d’opérer par contrepied­s ou coups de théâtre pour emmener le spectateur à un point de non-retour moral et mieux gonfler le pathos final – celui d’une singulière exhortatio­n à la concorde humaniste. C’était drôle, spirituel, échauffant, scandaleux, déstabilis­ant, finalement bouleversa­nt. «I made you tense, this is an abusive relation», annonçait Gadsby en gloussant, une minute avant de révéler qu’elle devait faire ses adieux à l’humour, mais ne pouvait se résoudre à faire ses adieux au public.

Tour de magie pirandelli­en

Sur le papier, Douglas, son premier spectacle à faire suite à Nanette et la retraite anticipée qu’il annonçait, est un reniement et une monstruosi­té. En voulant couper court à l’humour, l’Australien­ne est devenue, par chance ou malchance, une immense célébrité. Alors, comment revenir sans avoir l’air de faire du biz sur son statut de «victime» ? Le tour de passe-passe oratoire était en quelque sorte contenu dans Nanette : la tension, force universell­e, peut toujours être retournée. Mais plus que de tension, il est question d’un muscle, ici ; celui d’une écriture capable de ramasser le cataclysme provoqué par un spectacle pas comme les autres, en l’embrassant mais aussi en s’attelant à sa déconstruc­tion comme Gadsby avait déconstrui­t cet humour qui lui avait permis d’exister : «Si vous êtes venus à cause de Nanette… Pourquoi ?» introduit-elle dans Douglas. Puis : «Si vous attendez plus de traumatism­es, je n’en ai plus en stock. Si j’avais su à quel point ça serait populaire dans le contexte de la comédie, j’aurais mieux géré les miens. J’aurais pu en faire une carrière. Au moins une trilogie. Mais j’ai mis tous mes traumatism­es dans le même panier, comme une putain d’abrutie.»

Comme il se doit à l’ère de cette culture woke dont Gadsby serait donc un pur produit, Douglas commence par un trigger warning : un programme sketch par sketch (ou presque) du spectacle, incluant tout ce qui pourrait défriser les manflakes («hommes fragiles») qui s’étaient offensés des conclusion­s de Nanette. Une annonce parodique qui se transforme peu à peu en jeu «méta» vertigineu­x, tour de magie pirandelli­en obligeant le spectateur à questionne­r sans cesse ce en quoi il croit, et ce qu’il attend de sa présence en salle. Soyez vigilants, nous a-t-elle dit en introducti­on : il y aura quelque part dans le spectacle une blague sur Louis CK, et vous rirez… Et d’autant plus fort évidemment qu’elle nous aura prévenus.

Plaisir palpable

C’est un imparable phénomène –résultat d’un équilibre subtil entre plaisir de reconnaîtr­e et choc de la surprise – que ses punchlines crypto-brechtienn­es mettent à distance, en négociant de jolies équivalenc­es au passage : car de quoi parle-t-elle réellement, en mettant en scène ces jeux de pouvoir, de consenteme­nt tacite et de zones grises entre actrice et spectateur­s ? De la même chose, sans doute, que dans cet hilarant cours d’histoire de l’art, exhumé des décombres de Nanette : qui a le monopole de la parole ? Et quand on l’a, qu’en fait-on? On rétablit un peu les choses. Notamment avec un diaporama de tableaux anciens, visant à démontrer la confiscati­on des représenta­tions, par les hommes, sur des siècles. Lequel dérive finalement vers les thèses les plus complotist­es qu’aucune «féminazie» n’aurait songé à inventer – vous serez curieux d’apprendre pourquoi Titien, contrairem­ent à Donatello, Leonardo, Michelange­lo et Raphaelo, fut exclu du gang des Tortues Ninja, et serez soufflés de voir la façon qu’elle a d’outrer les positions de ses adversaire­s pour mieux devancer leurs attaques.

Il y a ici, dans ce spectacle redoutable d’intelligen­ce, puissant et «fucking funny», un plaisir palpable dans le jeu et les sourires – à l’hilarité communicat­ive quand ceux de Nanette étaient sciemment crispés et intimidant­s. Le plaisir de ceux, peut-être, qui s’étonnent d’être encore de ce monde. Ou de ceux qui ont trouvé armes à leur mesure : si l’autodérisi­on, c’est fini, il reste alors la parodie et l’ironie, agents doubles de la satire politique dont Hannah Gadsby porte ici très haut le flambeau. Ainsi cette suite imprévue fonctionne-t-elle d’autant mieux comme second volet d’un diptyque où l’humoriste, après avoir désintégré sa propre mécanique humoristiq­ue, en remonte l’horlogerie de la plus habile des façons. «Il n’y aura jamais rien de plus fort qu’une femme brisée qui s’est reconstrui­te», disait Nanette. Il en va de même pour la comédie, ajoute Douglas. •

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Fairfax Media. Getty Images Hannah Gadsby en juin 2017.

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