CHILI «La faim est plus forte que la peur de se rassembler»
Les manifestations contre les inégalités, interrompues au début de l’épidémie, ont repris à Santiago. Dans les quartiers défavorisés, des bénévoles s’organisent pour distribuer de la nourriture. Un rappel amer des années Pinochet.
Dans la cour d’une maison de plain-pied aux murs jaunes, à El Bosque, l’une des communes les plus pauvres du grand Santiago, mijote une grande marmite de charquicán, un ragoût de boeuf et de légumes typique de la cuisine chilienne. Devant la porte, un panneau écrit à la main annonce que la soupe populaire, la olla común, sera prête à 13 heures. Les voisins arrivent au compte-gouttes. Rosa Martinez, 37 ans, est venue avec une casserole vide en fer-blanc. «Je viens chercher à manger pour ma famille parce que nous sommes douze sous le même toit, entre mes enfants, mes neveux, mes oncles et mes parents. Et personne n’a de travail, explique-t-elle. Dans ma famille, tout le monde travaillait dans la construction, et quand les premières mesures de confinement ont été annoncées, fin mars, les chantiers se sont arrêtés net», explique cette mère de trois enfants. Elle a bien reçu une allocation exceptionnelle de la part de l’Etat, mais cela a servi «à payer les factures, pour ne pas qu’on nous coupe l’eau, l’électricité, et Internet, pour les enfants».
Au Chili, le premier cas de Covid-19 a été confirmé le 3 mars. Le gouvernement du président de droite, Sebastián Piñera, au plus bas dans les sondages après cinq mois d’un mouvement social historique contre les inégalités dans le pays, a rapidement pris des mesures pour tenter de limiter la contagion. Les rassemblements de grande ampleur ont été interdits, les frontières ont été fermées le 18 mars, puis les centres commerciaux, et des mesures de confinement ciblées ont été décrétées dans les communes les plus touchées. Mais le gouvernement a attendu une explosion des cas dans toute la région capitale pour se décider à confiner, à partir du 16 mai, les plus de 7 millions d’habitants du grand Santiago.
La Constitution de la dictature
Trois jours plus tard, les manifestations, interrompues par le début de l’épidémie, reprenaient : à El Bosque, où elles se sont conclues par des affrontements avec les forces de l’ordre, puis dans d’autres communes pauvres ou de classes moyennes de la banlieue de Santiago. Sur les murs de la capitale, on peut encore lire des graffitis «apruebo» («j’approuve»), en référence au référendum pour ou contre l’abandon de la constitution actuelle, héritée de la dictature de Pinochet (1973-1990), qui a été reporté au 25 octobre à cause de l’épidémie de coronavirus. Mais sur les pancartes des manifestants, les messages sont désormais beaucoup plus pessimistes : «Si ce n’est pas le virus, c’est la faim qui nous tue», ont écrit des habitants, presque tous équipés de masques. Malgré plus de 105 000 cas confirmés à l’échelle nationale le 2 juin, et alors que les hôpitaux de la région capitale frôlent la saturation à cause du coronavirus, «la faim est plus forte que la peur de se rassembler», constate Stephanie Ortiz, 26 ans, qui coorganise une soupe populaire à El Bosque. «Cela me fait mal de voir que les gens doivent batailler pour un peu de dignité», soupire-t-elle entre deux coups de fil, avant d’aller déposer des repas directement chez les habitants. Dans ce quartier aux trottoirs abîmés et aux rues étroites, en banlieue Sud de Santiago, au moins trois soupes populaires sont organisées en même temps, entre voisins. «Du jamais-vu», selon Ana Maria, l’une des cuisinières bénévoles, qui vit à El Bosque depuis une cinquantaine d’années. Chez elle, depuis le début de la crise sanitaire, il n’y a plus qu’un seul salaire pour six personnes.
Association de quartier
«Nous ne nous sommes pas concertés, nous avons tous commencé en même temps, spontanément», explique Andrea Delgado, une autre organisatrice, la bouche et le nez couverts d’un masque coloré, et elle aussi sans emploi. Quelques centaines de mètres plus loin, enfin, la junta de vecinos, l’association de quartier, a commencé il y a trois semaines à livrer des repas aux alentours. «On a démarré avec 30 repas, et on dépasse maintenant 600 portions par jour», explique Ramiro Valdés, le président de l’association, qui s’appuie uniquement sur les dons de particuliers et de petites entreprises de la commune. «Le gouvernement laisse à l’abandon les communes pauvres comme la nôtre», juge-t-il derrière son masque vert, avant de poursuivre la distribution. Alors «El pueblo ayuda al pueblo», «le peuple aide le peuple», soulignent plusieurs voisins, reprenant un slogan qui s’étale sur de nombreuses affiches d’appel aux dons pour les soupes populaires organisées à travers tout le pays, via les réseaux sociaux.
Les images de femmes et d’habitants des quartiers populaires cuisinant pour leurs voisins, dans la cour de leur maison ou même sur le trottoir rappellent à de nombreux Chiliens les années 80, quand, sous la dictature du général Augusto Pinochet, plus de 40% de la population vivait sous le seuil de
lll pauvreté. Un chiffre qui était tombé à 8,6 % en 2017. Mais même si «la pauvreté absolue a baissé, une proportion très importante de la population se trouve encore dans une situation de grande vulnérabilité», souligne l’économiste Claudia Sanhueza. «La pauvreté a changé», et aux yeux de la professeure de l’Université Mayor, le gouvernement actuel a été trop frileux dans l’attribution des aides sociales d’urgence. Elle l’attribue à «une vision des politiques sociales qui correspond à celle consacrée par la constitution de 1980», adoptée en pleine dictature, sous l’influence néolibérale des Chicago Boys, ces économistes formés aux Etats-Unis, et encore en vigueur aujourd’hui. Le président milliardaire Sebastián Piñera qui, depuis le début de la crise sanitaire, est passé de 11 % à 27 % d’opinions favorables, a refusé d’augmenter le montant mensuel de l’aide d’urgence aux familles les plus pauvres, plafonnée à 65000 pesos (71 euros environ) par personne. Bien en dessous du seuil de pauvreté, dans un pays où le coût de la vie est proche de celui du Portugal. «Nous ne voulons pas que les gens dépendent de l’Etat», a soutenu à la télévision chilienne l’une des chefs de file de la coalition de droite au Parlement, la députée Maria José Hoffmann. Pourtant, «le Chili est bien moins endetté que beaucoup de ses voisins», souligne l’économiste Claudia Sanhueza. A ses yeux, le pays aurait pu se permettre d’utiliser l’un de ses fonds souverains pour amortir les conséquences sociales de la crise sanitaire sur les plus pauvres et les classes moyennes.
Depuis le début de l’épidémie au Chili, plus de 600000 personnes ont été placées en chômage partiel et, fin mars, 15,6 % des actifs de la région de Santiago étaient en recherche d’emploi, un niveau record depuis 1985. Pour la chercheuse en sciences politiques Rossana Castiglioni, professeure associée à l’Université Diego Portales, le gouvernement a commis l’erreur de «privilégier les salariés et les entreprises» dans un premier temps, aux dépens des travailleurs informels. Or, souligne-t-elle, «au Chili le secteur informel est certes moins important que dans beaucoup de pays d’Amérique latine, mais on parle quand même de 2,6 millions de personnes», sur environ 18 millions d’habitants. Elle n’a donc pas été surprise de voir manifester ces derniers jours des riverains des quartiers populai
«Cela me fait mal de voir que les gens doivent batailler pour
un peu de dignité.» Stephanie Ortiz coorganisatrice d’une
soupe populaire
res, dont beaucoup n’avaient encore reçu aucune aide du gouvernement.
«Les trafiquants de drogue avant l’état»
Face à ces manifestations, Sebastián Piñera, qui venait d’annoncer 2,5 millions de colis alimentaires pour les familles défavorisées, a tenté d’accélérer la livraison de cette aide d’urgence. Mais le gouvernement n’avait pas anticipé les difficultés logistiques d’une telle opération, et il lui faudra probablement plusieurs semaines avant de pouvoir acheter et livrer maison par maison toutes les caisses de nourriture promises. Alors dans certains quartiers de La Pintana, l’une des communes les plus pauvres de la capitale, «les trafiquants de drogue arrivent avant l’Etat», alerte dans les médias chiliens la maire, Claudia Pizarro.
Sans compter que «ces colis alimentaires sont prévus pour quatre personnes environ, et vont durer trois ou peut-être quatre semaines», estime Andrés Santibañez, assistant social dans cette même commune. L’aide d’urgence pour les familles sans revenu déclaré est prévue pour trois mois : «Que va-t-il se passer le quatrième mois?» s’interroget-il. Dans le quartier où il travaille, «beaucoup sont indépendants, travaillent au marché, vendent des objets aux feux rouges aux carrefours des grandes avenues… Et s’ils ne vont pas travailler, ils n’ont aucun revenu, n’ont pas accès au crédit. Ils vivent au jour le jour», dit-il. Mercredi dernier, des centaines d’habitants de la banlieue de Santiago se sont de nouveau réunis pour dénoncer le manque de nourriture, certains rassemblements tournant à l’affrontement avec les forces de l’ordre, après le début du couvre-feu (imposé dans le pays de 22 heures à 5 heures du matin). «Ce n’est pas contre le confinement, mais contre la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement», insiste Oliver, 37 ans, qui a coupé la circulation dans des rues de son quartier, dans le nord de Santiago, en soutien aux revendications des manifestants ces derniers jours. Chanteur de rue, et soutien du mouvement social lancé en octobre, il coorganise plusieurs soupes populaires, malgré les risques de contagion. «On désinfecte, on travaille avec des masques, des gants, et on sait que si l’on attrape le virus, on risque de contaminer tout le monde, expose-t-il. Mais si on ne fait pas ce travail, les gens n’ont rien à manger.» •