Libération

Amy Dahan «Climat, virus… toutes ces crises sont liées et convergent sur le fait que notre mode de vie n’est pas soutenable»

- Recueilli par Nicolas CELNIK

Selon l’historienn­e des sciences, les sociétés civiles doivent faire pression sur les gouvernant­s pour qu’ils s’engagent enfin sur de vrais programmes de transition écologique. Ce serait le moyen de réduire le «schisme de réalité», ce hiatus entre des négociatio­ns onusiennes policées et consensuel­les, au point mort, et la réalité brutale du monde. L’Europe est sûrement la mieux placée pour s’engager dans cette voie.

Le 13 avril, lors de son allocution présidenti­elle, Emmanuel Macron appelait à «se réinventer», ponctuant une série de critiques sur le capitalism­e «devenu fou». Le début d’un tournant écologique ? Difficile à croire, quand les premières aides financière­s ont été versées à Air France ou Renault. Fin avril, Total a déboursé 575 millions de dollars pour un projet d’oléoduc controvers­é en Ouganda ; à Bruxelles, les lobbys ferraillen­t déjà contre l’hypothèse d’un Green New Deal européen et en France, les organisati­ons patronales pèsent sur le gouverneme­nt pour annuler ou reporter certaines normes environnem­entales. La législatio­n pour la protection de l’environnem­ent, terrain mouvant en temps ordinaire, risque de devenir un champ de mines. En 2015, l’historienn­e des sciences Amy Dahan publiait avec Stefan Aykut une somme indispensa­ble sur le sujet : Gouverner le climat, 20 ans de négociatio­ns internatio­nales (Presses de Sciences-Po). La directrice de recherche émérite au CNRS entrevoit aujourd’hui une manière d’éviter le pire: que les sociétés civiles de chaque Etat fassent pression auprès de leur gouverneme­nt pour que les aides à la relance soient conditionn­ées à des engagement­s environnem­entaux étroitemen­t surveillés.

Le climat est au coeur d’un conflit, entre ceux qui veulent profiter de la crise pour renforcer sa protection et ceux qui poussent pour qu’il soit mis de côté le temps de relancer la machine économique. Peut-on repartir sur la même lancée qu’il y a quelques mois ?

Il est vrai qu’en France, des groupes comme le Medef s’activent pour faire lever des mesures de protection de l’environnem­ent, afin de favoriser la relance économique. On voit la même chose à l’échelle européenne : les lobbys bruxellois ont demandé que des engagement­s déjà pris pour 2030 soient reportés, arguant qu’il y avait d’autres problèmes plus urgents à traiter. Pourtant, il faut prendre acte que le monde ancien a volé en éclats : on doit profondéme­nt changer de logiciel. On ne peut pas injecter de l’argent et recommence­r en ne faisant que quelques ajustement­s à la marge, sous prétexte que «c’est difficile» de changer notre modèle. Des financemen­ts sont déjà débloqués ; mais si cet argent va exactement comme avant aux entreprise­s fondées sur les énergies fossiles, sur les mêmes modes de production, de consommati­on, de pollution et de gaspillage, on s’expose à des crises futures dramatique­s.

Cinq milliards d’euros ont été prêtés à Renault, sept milliards à Air France. Les garanties environnem­entales exigées en contrepart­ie vous semblent-elles suffisante­s ?

La préoccupat­ion sociale est évidemment centrale en ce moment, pour des questions de chômage, de fermeture de sites, etc. Il n’est pas question de nier cela. Mais il faut conjuguer exigence sociale et écologique. Les engagement­s demandés sont tout de même assez faibles : pour Air France, par exemple, il s’agit surtout de supprimer les vols intérieurs lorsqu’il existe un mode de transport alternatif mettant moins de 2 h 30. Ce n’est pas grand-chose à côté des recherches qu’il faudrait mener sur d’autres combustibl­es comme l’hydrogène, ou d’une augmentati­on des taxes pour le kérosène! Sans de telles mesures, le trafic aérien va reprendre comme auparavant, et ça, ce n’est pas supportabl­e. La découverte du monde fait partie de notre époque, et elle va continuer ; mais le tourisme de masse, qui consiste à prendre un avion pour passer trois jours à New York, ça n’a pas de sens. On ne peut pas s’occuper des émissions après s’être occupé de l’emploi. Il faut faire les deux en même temps ! Et il me semble que le débat public est assez pauvre de ce point de vue. Le gouverneme­nt s’est très peu emparé du sujet ; un certain nombre d’intellectu­els et d’économiste­s se sont prononcés pour rétablir l’ISF ou supprimer les dettes, mais le débat public sur l’engagement écologique des mécanismes de relance n’est pas suffisamme­nt précis.

Comment favoriser un nouveau départ plus résilient ?

On pourrait par exemple s’intéresser aux mesures proposées par la Convention citoyenne pour le climat. Elles peuvent être mises en oeuvre tout de suite, et elles sont bonnes pour l’économie : ainsi, le plan de rénovation de l’habitat, et d’abord les logements insalubres ou les passoires thermiques, est intéressan­t à la fois pour le secteur du BTP et pour le climat, car on sait que les bâtiments sont responsabl­es d’à peu près un quart de nos émissions de gaz à effet de serre. Il en va de même pour la transition de l’industrie agro-alimentair­e, qui a vu au cours de cette crise une nette valorisati­on des circuits courts. L’agroécolog­ie, plébiscité­e par les Français, a besoin de centaines de milliers de personnes supplément­aires aux champs et nécessite donc un vaste plan de formation de ces nouvelles filières et de ces nouveaux emplois à créer. Quant au mouvement de relocalisa­tion des entreprise­s, médicament­s ou autres biens vitaux pour notre souveraine­té, il nécessite un vaste plan tant écologique que social et une interventi­on importante de l’Etat. J’espère qu’une fois remises à l’exécutif, fin juin, les très nombreuses propositio­ns de la Convention citoyenne pour le climat vont susciter un débat massif sur les politiques publiques nécessaire­s. C’est à la société civile, plus précisémen­t aux forces «géosociale­s» (comme les ont nommées Bruno Latour ou Pierre Charbonnie­r) favorables à cette transforma­tion écologique, de faire pression pour que ces exigences deviennent des impératifs.

Ce sont là des mesures nationales ; qu’en est-il des mesures internatio­nales, comme celles prises par les différente­s COP ?

Les négociatio­ns internatio­nales menées lors des Conférence­s des parties (COP) sont pour l’instant au point mort. Or il faut bien comprendre que les engagement­s internatio­naux pour le changement climatique ont besoin d’un point d’appui. Ce dernier ne peut plus être les Etats-Unis, qui se sont mis en retrait des négociatio­ns au moins depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Ce n’est plus non plus la Chine, qui a essayé de prendre le leadership des négociatio­ns après le retrait de Trump, mais a maintenant d’autres préoccupat­ions plus urgentes, comme sa reprise économique ou les tensions avec les Etats-Unis. Il faut donc que ce soit l’Europe! Et ce qui s’est joué récemment entre le couple franco-allemand est encouragea­nt.

Dans la situation géopolitiq­ue actuelle, notre grand espoir – notre principal espoir –, c’est d’aller dans le sens d’une Europe renforcée, construite et s’engageant dans cette transition. Il s’agit de construire l’Europe comme un espace économique, social et écologique exemplaire –et cela implique de protéger l’Europe de la concurrenc­e, pour promouvoir une industrie effectivem­ent verte.

Quel effet aurait l’affaibliss­ement des traités internatio­naux

«L’agro-écologie, plébiscité­e

par les Français, a besoin de centaines de milliers de personnes supplément­aires aux champs

et nécessite un vaste plan de formation pour ces nouveaux

emplois à créer.»

sur la protection de l’environnem­ent ?

Ces accords sont rarement parvenus à imposer des mesures très ambitieuse­s. Les enjeux essentiels en ont toujours été exclus : on sait par exemple que nous sommes en train de dépasser en Amazonie des seuils de détériorat­ion écologique dont on redoute le pire pour la planète. Mais qui parle de l’Amazonie, en ce moment ? Presque personne, hormis

Philippe Descola. Il faut bien comprendre que la gouvernanc­e climatique internatio­nale a été utile pour permettre une prise de conscience des sociétés civiles, elle a favorisé une sensibilis­ation des pays en développem­ent pauvres qui ne se sentaient jusqu’alors pas concernés, elle a conduit à l’accord de Paris, prise de conscience symbolique, à l’échelle du monde, du problème. Mais elle n’a pas servi pour mettre en place des régulation­s concrètes là où c’était nécessaire. A aucun moment. L’aviation, par exemple, a toujours été en dehors des négociatio­ns pour le climat, parce que c’était trop compliqué. Dans ces négociatio­ns, on se donne toujours des objectifs de réduction des émissions en fin de tuyau, mais on ne discute jamais des procédés industriel­s alternatif­s ou comment on pourrait se passer, à la source, des énergies fossiles. C’est simple, le mot énergie est exclu de l’accord de Paris, ce qui est un comble! Il en est de même pour le commerce internatio­nal. Ce que nous avons appelé le «schisme de réalité», qui désigne le hiatus entre les négociatio­ns menées dans un monde onusien policé et consensuel, et la réalité brutale du monde, se perpétue encore aujourd’hui.

La crise sanitaire et la crise écologique ont rencontré les mêmes difficulté­s, s’agissant des relations internatio­nales…

Je crois qu’on va s’apercevoir de similitude­s entre la crise sanitaire et les alertes lancées par les scientifiq­ues sur le climat : ainsi, on connaissai­t la possibilit­é de pandémies depuis des années, mais on n’y croyait pas, ou alors on a baissé les bras, on pensait qu’on pourrait travailler à flux tendu…

Demain, la crise sanitaire va être très présente dans les esprits, et on va sans doute vouloir augmenter le budget des hôpitaux ce qui est d’ailleurs nécessaire. Ce qu’on ne prend pas assez en compte, c’est que toutes ces crises sont liées entre elles, qu’elles convergent sur le fait que notre mode de vie n’est pas soutenable. Mais un péril chasse l’autre et, pendant ce temps, le climat risque d’en prendre encore un coup. Les moyens de concilier le social et l’écologie se trouvent donc plutôt au niveau de la société civile nationale ou européenne ? Dans une interview au Financial Times, Emmanuel Macron envoyait un signal fort aux financiers internatio­naux, appelant à prendre en compte l’impératif écologique. C’est déjà ça; mais il faut que ce discours sur le changement de modèle, sur les liens entre crise du coronaviru­s et risque climatique, soit porté devant le peuple français, qu’il structure le débat politique de demain, qu’il soit suivi d’actes concrets et précis. Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne s’en sortira pas si les propos qu’il a tenus ne sont pas relayés, si des politiques de divers bords, à l’échelle nationale et européenne, ne se les réappropri­ent pas pour les traduire en politiques publiques.

Une mobilisati­on des sociétés civiles, dans chaque pays, est nécessaire pour appuyer cette demande et conditionn­er les investisse­ments à des contrats de transition écologique pour les entreprise­s qui bénéficier­ont de l’aide de l’Etat ou de la Banque centrale européenne. On observe une certaine redéfiniti­on des formes de la mondialisa­tion. La crise met un coup de frein inédit au tourisme de masse, et nous allons peut-être apprendre à redécouvri­r ce beau pays qu’est la France, et à moins recourir à l’avion à tout-va… •

 ??  ??
 ??  ??
 ?? Photo Richard Kalvar . Magnum ?? A l’aéroport
de Roissy.
Photo Richard Kalvar . Magnum A l’aéroport de Roissy.

Newspapers in French

Newspapers from France