Amy Dahan «Climat, virus… toutes ces crises sont liées et convergent sur le fait que notre mode de vie n’est pas soutenable»
Selon l’historienne des sciences, les sociétés civiles doivent faire pression sur les gouvernants pour qu’ils s’engagent enfin sur de vrais programmes de transition écologique. Ce serait le moyen de réduire le «schisme de réalité», ce hiatus entre des négociations onusiennes policées et consensuelles, au point mort, et la réalité brutale du monde. L’Europe est sûrement la mieux placée pour s’engager dans cette voie.
Le 13 avril, lors de son allocution présidentielle, Emmanuel Macron appelait à «se réinventer», ponctuant une série de critiques sur le capitalisme «devenu fou». Le début d’un tournant écologique ? Difficile à croire, quand les premières aides financières ont été versées à Air France ou Renault. Fin avril, Total a déboursé 575 millions de dollars pour un projet d’oléoduc controversé en Ouganda ; à Bruxelles, les lobbys ferraillent déjà contre l’hypothèse d’un Green New Deal européen et en France, les organisations patronales pèsent sur le gouvernement pour annuler ou reporter certaines normes environnementales. La législation pour la protection de l’environnement, terrain mouvant en temps ordinaire, risque de devenir un champ de mines. En 2015, l’historienne des sciences Amy Dahan publiait avec Stefan Aykut une somme indispensable sur le sujet : Gouverner le climat, 20 ans de négociations internationales (Presses de Sciences-Po). La directrice de recherche émérite au CNRS entrevoit aujourd’hui une manière d’éviter le pire: que les sociétés civiles de chaque Etat fassent pression auprès de leur gouvernement pour que les aides à la relance soient conditionnées à des engagements environnementaux étroitement surveillés.
Le climat est au coeur d’un conflit, entre ceux qui veulent profiter de la crise pour renforcer sa protection et ceux qui poussent pour qu’il soit mis de côté le temps de relancer la machine économique. Peut-on repartir sur la même lancée qu’il y a quelques mois ?
Il est vrai qu’en France, des groupes comme le Medef s’activent pour faire lever des mesures de protection de l’environnement, afin de favoriser la relance économique. On voit la même chose à l’échelle européenne : les lobbys bruxellois ont demandé que des engagements déjà pris pour 2030 soient reportés, arguant qu’il y avait d’autres problèmes plus urgents à traiter. Pourtant, il faut prendre acte que le monde ancien a volé en éclats : on doit profondément changer de logiciel. On ne peut pas injecter de l’argent et recommencer en ne faisant que quelques ajustements à la marge, sous prétexte que «c’est difficile» de changer notre modèle. Des financements sont déjà débloqués ; mais si cet argent va exactement comme avant aux entreprises fondées sur les énergies fossiles, sur les mêmes modes de production, de consommation, de pollution et de gaspillage, on s’expose à des crises futures dramatiques.
Cinq milliards d’euros ont été prêtés à Renault, sept milliards à Air France. Les garanties environnementales exigées en contrepartie vous semblent-elles suffisantes ?
La préoccupation sociale est évidemment centrale en ce moment, pour des questions de chômage, de fermeture de sites, etc. Il n’est pas question de nier cela. Mais il faut conjuguer exigence sociale et écologique. Les engagements demandés sont tout de même assez faibles : pour Air France, par exemple, il s’agit surtout de supprimer les vols intérieurs lorsqu’il existe un mode de transport alternatif mettant moins de 2 h 30. Ce n’est pas grand-chose à côté des recherches qu’il faudrait mener sur d’autres combustibles comme l’hydrogène, ou d’une augmentation des taxes pour le kérosène! Sans de telles mesures, le trafic aérien va reprendre comme auparavant, et ça, ce n’est pas supportable. La découverte du monde fait partie de notre époque, et elle va continuer ; mais le tourisme de masse, qui consiste à prendre un avion pour passer trois jours à New York, ça n’a pas de sens. On ne peut pas s’occuper des émissions après s’être occupé de l’emploi. Il faut faire les deux en même temps ! Et il me semble que le débat public est assez pauvre de ce point de vue. Le gouvernement s’est très peu emparé du sujet ; un certain nombre d’intellectuels et d’économistes se sont prononcés pour rétablir l’ISF ou supprimer les dettes, mais le débat public sur l’engagement écologique des mécanismes de relance n’est pas suffisamment précis.
Comment favoriser un nouveau départ plus résilient ?
On pourrait par exemple s’intéresser aux mesures proposées par la Convention citoyenne pour le climat. Elles peuvent être mises en oeuvre tout de suite, et elles sont bonnes pour l’économie : ainsi, le plan de rénovation de l’habitat, et d’abord les logements insalubres ou les passoires thermiques, est intéressant à la fois pour le secteur du BTP et pour le climat, car on sait que les bâtiments sont responsables d’à peu près un quart de nos émissions de gaz à effet de serre. Il en va de même pour la transition de l’industrie agro-alimentaire, qui a vu au cours de cette crise une nette valorisation des circuits courts. L’agroécologie, plébiscitée par les Français, a besoin de centaines de milliers de personnes supplémentaires aux champs et nécessite donc un vaste plan de formation de ces nouvelles filières et de ces nouveaux emplois à créer. Quant au mouvement de relocalisation des entreprises, médicaments ou autres biens vitaux pour notre souveraineté, il nécessite un vaste plan tant écologique que social et une intervention importante de l’Etat. J’espère qu’une fois remises à l’exécutif, fin juin, les très nombreuses propositions de la Convention citoyenne pour le climat vont susciter un débat massif sur les politiques publiques nécessaires. C’est à la société civile, plus précisément aux forces «géosociales» (comme les ont nommées Bruno Latour ou Pierre Charbonnier) favorables à cette transformation écologique, de faire pression pour que ces exigences deviennent des impératifs.
Ce sont là des mesures nationales ; qu’en est-il des mesures internationales, comme celles prises par les différentes COP ?
Les négociations internationales menées lors des Conférences des parties (COP) sont pour l’instant au point mort. Or il faut bien comprendre que les engagements internationaux pour le changement climatique ont besoin d’un point d’appui. Ce dernier ne peut plus être les Etats-Unis, qui se sont mis en retrait des négociations au moins depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Ce n’est plus non plus la Chine, qui a essayé de prendre le leadership des négociations après le retrait de Trump, mais a maintenant d’autres préoccupations plus urgentes, comme sa reprise économique ou les tensions avec les Etats-Unis. Il faut donc que ce soit l’Europe! Et ce qui s’est joué récemment entre le couple franco-allemand est encourageant.
Dans la situation géopolitique actuelle, notre grand espoir – notre principal espoir –, c’est d’aller dans le sens d’une Europe renforcée, construite et s’engageant dans cette transition. Il s’agit de construire l’Europe comme un espace économique, social et écologique exemplaire –et cela implique de protéger l’Europe de la concurrence, pour promouvoir une industrie effectivement verte.
Quel effet aurait l’affaiblissement des traités internationaux
«L’agro-écologie, plébiscitée
par les Français, a besoin de centaines de milliers de personnes supplémentaires aux champs
et nécessite un vaste plan de formation pour ces nouveaux
emplois à créer.»
sur la protection de l’environnement ?
Ces accords sont rarement parvenus à imposer des mesures très ambitieuses. Les enjeux essentiels en ont toujours été exclus : on sait par exemple que nous sommes en train de dépasser en Amazonie des seuils de détérioration écologique dont on redoute le pire pour la planète. Mais qui parle de l’Amazonie, en ce moment ? Presque personne, hormis
Philippe Descola. Il faut bien comprendre que la gouvernance climatique internationale a été utile pour permettre une prise de conscience des sociétés civiles, elle a favorisé une sensibilisation des pays en développement pauvres qui ne se sentaient jusqu’alors pas concernés, elle a conduit à l’accord de Paris, prise de conscience symbolique, à l’échelle du monde, du problème. Mais elle n’a pas servi pour mettre en place des régulations concrètes là où c’était nécessaire. A aucun moment. L’aviation, par exemple, a toujours été en dehors des négociations pour le climat, parce que c’était trop compliqué. Dans ces négociations, on se donne toujours des objectifs de réduction des émissions en fin de tuyau, mais on ne discute jamais des procédés industriels alternatifs ou comment on pourrait se passer, à la source, des énergies fossiles. C’est simple, le mot énergie est exclu de l’accord de Paris, ce qui est un comble! Il en est de même pour le commerce international. Ce que nous avons appelé le «schisme de réalité», qui désigne le hiatus entre les négociations menées dans un monde onusien policé et consensuel, et la réalité brutale du monde, se perpétue encore aujourd’hui.
La crise sanitaire et la crise écologique ont rencontré les mêmes difficultés, s’agissant des relations internationales…
Je crois qu’on va s’apercevoir de similitudes entre la crise sanitaire et les alertes lancées par les scientifiques sur le climat : ainsi, on connaissait la possibilité de pandémies depuis des années, mais on n’y croyait pas, ou alors on a baissé les bras, on pensait qu’on pourrait travailler à flux tendu…
Demain, la crise sanitaire va être très présente dans les esprits, et on va sans doute vouloir augmenter le budget des hôpitaux ce qui est d’ailleurs nécessaire. Ce qu’on ne prend pas assez en compte, c’est que toutes ces crises sont liées entre elles, qu’elles convergent sur le fait que notre mode de vie n’est pas soutenable. Mais un péril chasse l’autre et, pendant ce temps, le climat risque d’en prendre encore un coup. Les moyens de concilier le social et l’écologie se trouvent donc plutôt au niveau de la société civile nationale ou européenne ? Dans une interview au Financial Times, Emmanuel Macron envoyait un signal fort aux financiers internationaux, appelant à prendre en compte l’impératif écologique. C’est déjà ça; mais il faut que ce discours sur le changement de modèle, sur les liens entre crise du coronavirus et risque climatique, soit porté devant le peuple français, qu’il structure le débat politique de demain, qu’il soit suivi d’actes concrets et précis. Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne s’en sortira pas si les propos qu’il a tenus ne sont pas relayés, si des politiques de divers bords, à l’échelle nationale et européenne, ne se les réapproprient pas pour les traduire en politiques publiques.
Une mobilisation des sociétés civiles, dans chaque pays, est nécessaire pour appuyer cette demande et conditionner les investissements à des contrats de transition écologique pour les entreprises qui bénéficieront de l’aide de l’Etat ou de la Banque centrale européenne. On observe une certaine redéfinition des formes de la mondialisation. La crise met un coup de frein inédit au tourisme de masse, et nous allons peut-être apprendre à redécouvrir ce beau pays qu’est la France, et à moins recourir à l’avion à tout-va… •