Les opprimés de l’imprimé
Eric Fottorino, créateur de l’hebdo à succès «le 1», livre dans son dernier ouvrage un plaidoyer stimulant pour la presse papier. Il y appelle à plus de lenteur et d’humanisme.
Quiconque s’intéresse à l’avenir de l’information – et à celui de la démocratie – doit lire le manifeste d’Eric Fottorino, créateur d’un hebdo papier au succès immédiat, le 1, accompagné de journaux-magazines (Zadig, America) également plébiscités, qui trace sa route semée d’embûches depuis maintenant six ans. Journaliste, cycliste rêveur, romancier, un temps directeur du Monde, Fottorino est un passionné de la chose écrite, qui n’aime rien tant, depuis son enfance, que fouiner en accro de l’info dans ces petits kiosques à journaux en grand péril. Il fait l’éloge de la lenteur dans le monde de la vitesse ; il préfère le rythme régulier du vélo et du journal papier à la trépidation des moteurs à essence ou des moteurs de recherche. Lamento autour
Comme le font les librairies, qui se transforment en lieux de vie pour défendre le livre, les kiosques et les marchands
de journaux peuvent survivre,
si on les aide.
d’un passé révolu ? Non : avec ses complices journalistes et écrivains, Fottorino plaide pour un futur mieux équilibré, où l’imprimé, qui a engendré une civilisation, garde une place – différente mais précieuse – à côté des sortilèges ambigus de l’information numérique.
Avant d’être un support, comme disent les publicitaires, le journal est un objet, artisanal, artistique, derrière lequel travaille toute une filière de métiers au savoir-faire de longue tradition. Ainsi a-t-il conçu le 1, feuille magique qui porte le dépliant au rang d’une oeuvre esthétique, qu’on lit en trois formats successifs comme on déploie une tente qui devient, en trois gestes, l’abri du savoir. Loin de l’info en miettes dispensée par la toile ou par les chaînes en continu, le 1 traite chaque semaine un seul sujet sous plusieurs angles, mêlant l’enquête, la pédagogie et la littérature. Eric Fottorino rappelle la force de cet art qu’on croit
mineur – celui des maquettistes – qui met en forme séduisante la matière brute de l’information et, surtout, hiérarchise les nouvelles par un subtil arrangement signalétique qui ordonne, classe, distingue l’essentiel et l’accessoire par le simple jeu des caractères, des typos, des titres et des illustrations. La maquette n’est pas un ornement, mais un langage intuitif qui traduit les choix d’une équipe, les engagements d’un journal et, au bout du compte, une conception du monde. En feuilletant le journal, avant même de le lire, loin du jet continu de l’info où chacun picore en fonction de ses préférences, s’isolant par là même de son voisin qui obéit à d’autres préjugés, on entre en contact physique avec l’âme d’une rédaction qui propose ses convictions, oblige à la découverte de la différence, incarne la pluralité des visions qui est la condition d’existence du débat public et donc des régimes de liberté.
Enfant de cette industrie de la pensée et de l’émotion, Fottorino dresse un réquisitoire terrible contre les erreurs cardinales qui ont conduit ce secteur économique à l’attrition et au déclin. On le dit porté à bout de bras par l’artifice des subventions publiques. Mais, dit-il, ces aides, si souvent dénoncées, sont aussi la compensation d’un système aux contraintes paralysantes, mis en place par des pouvoirs publics qui n’ont jamais su le réformer sérieusement. En plongeant dans les méandres de la fabrication et de la distribution des journaux, le journaliste, avec son compère Philippe Kieffer, fait l’audit d’un naufrage qu’on peut encore éviter. Une industrie du papier concentrée à l’échelle mondiale, qui impose ses oukases aux éditeurs, un système de distribution – Presstalis notamment – victime de bévues gestionnaires dramatiques, tenu en laisse par un syndicat irascible et monopolistique qui impose des surcoûts désastreux. Epaulés la plupart du temps par des groupes industriels, les grands journaux survivent (pas tous, loin de là…). Les multiples indépendants risquent en revanche de tomber comme des mouches, victimes d’un système dominé désormais par les géants du numérique et sur lequel ils n’ont pas de prise. La bataille, dit Fottorino, se jouera dans la rue. Il reste en France plus de vingt mille points de vente qui assurent aux journaux, petits et grands, une présence physique dans les villes et les villages, sans laquelle ils ne peuvent vivre. Fottorino plaide pour la réforme de ce réseau de distribution, complémentaire du numérique impérieux qui épouse, ou impose, l’inéluctable changement des usages, pour le meilleur (l’info partout diffusée au moindre coût) et pour le pire (la segmentation individualiste des visions du monde, l’inondation des «fake news», la dictature de l’instant et de l’émotion au détriment de la réflexion). Comme le font les librairies, qui se transforment en lieux de vie pour défendre le livre, les kiosques et les marchands de journaux peuvent survivre, si on les aide. Combat d’arrière-garde diront les faux modernistes. Défi de l’avenir, dit Fottorino, au moment où chacun comprend que la technologie sans principe et le culte de la vitesse menacent en même temps la planète et les valeurs humanistes. •