Mâle au centre
Yaïr Lapid Ancien journaliste télé, le principal opposant à Nétanyahou est un centriste séducteur qui flirte parfois avec la démagogie et s’oppose aux religieux.
Au Proche-Orient, les politologues ont longtemps versé dans l’ornithologie, triant faucons et colombes. Yaïr Lapid, chantre de l’anticorruption et nouveau chef de l’opposition à la Knesset, cherche surtout à éviter un autre nom d’oiseau : le pigeon, le «fryer». Celui qui se fait rouler, la pire des insultes en Israël. Après 500 jours d’âpre campagne et trois élections indécises qui ont paralysé le pays et fait transpirer le triple inculpé Benyamin Nétanyahou, Lapid a vu son «ex-partenaire», le général retraité Benny Gantz, rejoindre en «rampant» l’insubmersible Premier ministre. Game over pour le duo Gantz-Lapid, pourtant première menace tangible au règne de «Bibi» en une décennie.
Leur parti Bleu-Blanc, comme le drapeau, voulait incarner un centrisme patriotique testostéroné, une sorte de Likoud light. Lapid avait accepté d’en être le numéro 2, même si tout reposait sur Yesh Atid («Il y a un futur»), le redoutable appareil qu’il a fondé en 2012. Finalement, la moitié des députés est partie à la soupe dans le gouvernement le plus pléthorique jamais vu en Israël, l’autre est restée fidèle à Lapid. Gantz est aujourd’hui «Premier ministre suppléant», condamné à renier la première de ses promesses, ne jamais siéger avec un Premier ministre en procès, en espérant que Nétanyahou tienne la sienne et lui cède son siège fin 2021. Lapid est désormais chef d’une opposition bigarrée, entre ultranationalistes, partis arabes et derniers oripeaux du camp de la paix.
Dans cette histoire, qui est le pigeon ? Gantz, qui a topé à un deal auquel presque personne ne croit? Ou Lapid, qui a confié les clés de son bolide pour finir au bord de la route ?
Dans son QG à l’ombre des tours de TelAviv, Lapid confesse des regrets, mais aucun remords. «C’était le meilleur moyen de défier Nétanyahou et j’avais raison.» Sauf sur l’erreur de casting. «Gantz était la mauvaise personne pour la bonne stratégie.» Le boxeur amateur en tee-shirt noir (son uniforme caniculaire, avant d’enfiler le costard pour la photo) digère le coup bas. «Personne n’oubliera le moment où Gantz a capitulé. Une fois qu’on a trahi ses principes, on est fini.» Lui en est pourtant revenu.
En 2013, le journaliste star convertit son mojo cathodique en succès électoral foudroyant, canalisant les frustrations de la classe moyenne, plus préoccupée par son portefeuille que par le conflit. «Où est l’argent ?» titre de sa chronique hebdo, est son slogan. Second aux législatives, le «George Clooney israélien», comme l’écrit alors la presse internationale, monnaye sa percée contre le ministère des Finances. Taxé de girouette, il sera viré par Nétanyahou l’année suivante. Situation incomparable, plaide-t-il. «Ce Nétanyahou n’était pas mis en examen et n’utilisait pas la haine comme une arme politique. C’était quelqu’un avec qui on pouvait parler idées et livres. Il n’est plus cette personne.» Si, vu de l’étranger, on peine à saisir la nuance, en Israël, on est formel : il y a eu Nétanyahou, il y a aujourd’hui le «roi Bibi».
A 56 ans, Lapid prend date pour l’après-Nétanyahou. «D’autant que sur 140 antennes à travers le pays, 138 sont revenues dans Yesh Atid. Gantz n’a plus qu’une coquille vide, nous, le vrai truc. En plus, on est en colère, un excellent carburant.» Brillant manoeuvrier entouré de députés-experts piochés dans la société civile, Lapid a un faible pour la formule bourre-pif, voire le raccourci démago. Comme sa croisade contre «l’avion à un milliard de shekels» de Nétanyahou, ou sa tentative avortée de lancer un mouvement de gilets jaunes israéliens alors qu’il est multimillionnaire. Mais il s’est fixé des limites : la vérité et le respect des institutions, à l’ère de ce qu’il appelle «la grande récession démocratique».
Populiste modéré, nationaliste inclusif, progressiste anti-universaliste : l’homme collectionne les oxymores. «Que je sois libéral ne fait pas de moi un citoyen du monde.» Aux EtatsUnis, où il a vécu, il serait démocrate. Son centrisme est plus une sensibilité qu’une idéologie, pétrie de références philo conservatrices, principalement anglaises, jusqu’à
Finkielkraut. Il considère
Emmanuel Macron, côtoyé lorsqu’ils étaient grands argentiers de leurs pays respectifs, comme «le plus brillant» de ses pairs. Le président français l’a reçu en campagne, entre coup de pouce et pied de nez à Nétanyahou. Le «en même temps» serait un fondement du sionisme, assure Lapid. «Judaïsme et démocratie [piliers de l’Etat hébreu, ndlr] ne sont pas des concepts cohérents. Notre devoir, c’est de gérer ce conflit inhérent, avant que les extrêmes ne le résolvent…»
Il n’est pas le produit des rugueux kibboutz, mais de l’intelligentsia de Tel-Aviv. Son père, Tommy Lapid, échappa à une rafle nazie en s’abritant dans des toilettes publiques du ghetto de Budapest («c’est là qu’est né son sionisme, presque un lieu de pèlerinage pour moi»). Polémiste touche-à-tout, il finira ministre de la Justice sous Ariel Sharon. Dramaturge, sa mère est la fille d’un des fondateurs de Maariv, grand quotidien de centre droit où il fera ses armes. «Autodidacte», Lapid se dispensera du bagrout, le bac local. «J’étais sauvage, avec cheveux longs et guitare, je ne pensais qu’aux filles et à devenir romancier.» Pendant l’invasion du Liban, son asthme le relègue à l’arrière, reporter militaire.
Remarié et père de trois enfants, Lapid est perçu comme un bouffeur de rabbins, militant pour desserrer l’emprise de la synagogue sur l’Etat. «Mon dieu n’est sans doute pas celui qui aurait l’approbation du rabbinat, il est trop tolérant… Max Weber disait que la laïcité enlève du mystère à la vie. Beaucoup ont besoin de ce mystère. Pas de problème, du moment qu’ils ne viennent pas me dire comment vivre ma vie.»
Sur la question palestinienne, Lapid, surtout pas gauchiste, voit la solution à deux Etats comme un impératif de séparation, un mur à cimenter avant que la démographie ne brouille définitivement le jeu. Il considère l’opprobre international contre Israël infondé («le Conseil des droits de l’homme des Nations unies est le conseil des droits des terroristes !») mais aussi le résultat de la stratégie de la terre brûlée de Nétanyahou. Ainsi, Lapid voit l’imminente annexion unilatérale d’un tiers de la Cisjordanie comme une gesticulation symbolique, aux répercussions risquées. Mais il refuse de cracher sur le plan Trump. «Parce que ça vient de lui, beaucoup l’ont tourné en dérision. Mais il a réussi à faire venir Nétanyahou à la Maison Blanche pour évoquer un Etat palestinien !»
Il pointe un espace entre deux photos au mur. L’hirsute Ben Gourion, socialiste fondateur de l’Etat, et son plus grand rival, le binoclard Begin, père de la droite sioniste. «Mes héros. Mon portrait pourrait être là, entre les deux». Plus que le goût du grand écart ou l’immodestie, la remarque dénote l’indispensable libido politique dont Gantz manquait tant. Et qu’il faut ogresque pour tenir tête à l’increvable Nétanyahou. • 5 novembre 1963 Naissance à Tel-Aviv. 2013-2014 Ministre des Finances.
Mai 2020 Chef de l’opposition à la Knesset.