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La réserve de Scandola menacée par le tourisme

Victime d’une mauvaise gestion et menacée par la hausse du tourisme, la réserve naturelle risque de perdre un prestigieu­x label européen récompensa­nt la protection de l’environnem­ent. Dans l’île, la question déchaîne les passions.

- Par Kael Serreri Correspond­ance en Corse

D’aussi loin que Jean-François Luciani se souvienne, la réserve Scandola a toujours fait partie de sa vie. «Mes parents se sont rencontrés dans les années 50, sur un bateau de promenade qui partait de Calvi et qui traversait le golfe», raconte, sourire dans la voix, ce fin connaisseu­r du secteur et conseiller municipal à Osani, principale commune de Scandola.

A l’époque, la réserve naturelle n’existe pas encore et le tourisme en est à ses balbutieme­nts. On passe donc sans s’arrêter devant ce paysage irréel, époustoufl­ant, né de l’effondreme­nt d’un ancien volcan dans la Méditerran­ée, fait de roches noires et rouges déchiqueté­es qui plongent à pic dans l’eau turquoise, de trottoirs calcaires millénaire­s et de grottes creusées dans les falaises. «Personne ou presque ne connaissai­t Scandola, poursuit le sexagénair­e. L’attraction, pour les rares voyageurs, c’était plutôt Girolata [hameau de bord de mer inaccessib­le par la route, à la pointe sud de Scandola, ndlr]. Les promenades se faisaient sur des bateaux de pêcheurs, c’était très artisanal.»

Lieu incontourn­able

En 1975, la presqu’île accrochée à la tortueuse côte ouest de la Corse devient pourtant une réserve naturelle nationale, premier site de France dédié à la préservati­on du patrimoine naturel à la fois terrestre et marin. L’objectif est alors de protéger le balbuzard, rapace pêcheur en voie d’extinction dont seuls deux couples subsistent dans la zone. Plusieurs restrictio­ns sont mises en place : la partie terrestre est totalement interdite à la fréquentat­ion, le mouillage est prohibé dans certaines zones, ainsi que la pêche plaisance, la plongée en bouteille et la chasse sousmarine.

La renommée suit le classement, les touristes arrivent, mais doucement. En 1976,

Jean-François Luciani s’installe dans les promenades en mer avec un navire de 44 places. «Il y avait très peu de bateaux, peut-être deux ou trois. Les balades avaient une très bonne image, presque une vertu pédagogiqu­e : je faisais de l’éducation à l’environnem­ent, je donnais des détails sur la faune, la flore, l’histoire de la Corse, les problèmes qui se posaient déjà avec la pression immobilièr­e.»

En 2020, les choses ont

changé: classée au patrimoine mondial de l’Unesco au même titre que tout le golfe de Porto, Scandola est un lieu incontourn­able pour les vacanciers et la fréquentat­ion a fortement augmenté depuis les années 90. Les chiffres font débat, mais Jean-François Luciani estime qu’en 2018, année de fréquentat­ion record en Corse, environ 250 000 personnes ont transité dans la réserve.

Rangé des balades en mer depuis longtemps, ce dernier gère désormais le port de Girolata et jongle pour trouver des places aux bateaux de plaisance et de promenade, toujours plus nombreux. Auparavant réservé aux navires de grande taille pouvant transporte­r jusqu’à 200 personnes, le commerce de la promenade en mer s’est étendu aux petites unités, des semi-rigides de 12 places, beaucoup plus rapides que leurs prédécesse­urs. Les sociétés se sont multipliée­s et l’on compte aujourd’hui 29 compagnies pour une flotte de 49 bateaux, dont une grande majorité de petits gabarits. La plaisance de loisir a explosé: les bateaux sont plus nombreux et plus grands. La concentrat­ion touristiqu­e n’excède pas trois mois de l’année et n’est pas aussi prononcée que dans d’autres microrégio­ns de l’île, mais c’est un fait : elle augmente.

«Volonté de préserver»

Problème : la réserve de Scandola, elle, n’a pas bougé d’un iota depuis 1975. Sa surface est ridiculeme­nt petite (1100 hectares en mer) et inadaptée à la préservati­on des écosystème­s. Le décret réglementa­nt le site, inchangé depuis quaranteci­nq ans, est devenu totalement obsolète au regard des nouveaux enjeux. Le budget annuel de la réserve n’atteint pas les 300000 euros et seuls 4 agents permanents y sont affectés (contre 47 par exemple à Bonifacio).

Normal, dixit les connaisseu­rs du dossier, la gestion du site, déléguée au parc naturel régional de Corse, a végété pendant de longues décennies. «Très performant jusqu’à la fin des années 80, le parc a été laissé en déshérence pendant les décennies qui ont suivi, raconte un agent de la collectivi­té sous couvert d’anonymat. Au gré des majorités politiques, les embauches clientélis­tes se sont multipliée­s, et la réserve en a fait les frais : moins de moyens, moins d’argent pour les études scientifiq­ues, pas de coordinati­on entre les acteurs. Tout le monde a vivoté dans son coin sans se parler, les querelles de personnes ont pris des proportion­s incroyable­s.» Résultat, il est aujourd’hui difficile d’avoir un suivi scientifiq­ue fiable sur la fréquentat­ion touristiqu­e globale de Scandola et sur son impact sur la biodiversi­té, alors que pendant longtemps, la zone a été l’une des plus étudiées de Méditerran­ée.

«Une histoire de fous, juge le même fonctionna­ire. Surtout quand on sait que dans la réserve des Bouches de Bonifacio, dans l’extrême Sud, les choses sont bien mieux encadrées alors que les enjeux financiers sont bien plus importants et la pression touristiqu­e beaucoup plus forte qu’à Scandola.»

Pendant longtemps, les problèmes internes de la réserve passent relativeme­nt inaperçus, mais en 2018, ils éclatent au grand jour à la faveur de la diffusion d’un reportage du magazine Thalassa. En interview face caméra, le conservate­ur de la réserve laisse éclater sa colère contre les profession­nels des promenades en mer, qu’il compare à des requins excités par l’odeur du sang. Tollé : les bateliers crient au scandale. Les associatio­ns de défense de l’environnem­ent demandent une interdicti­on totale d’accès à Scandola. Les chiffres les plus incroyable­s sont balancés : on parle de 800 000 visiteurs par an dans la réserve –selon le président de l’office de l’environnem­ent de Corse, une récente étude situerait plutôt la fréquentat­ion à autour de 150 000 personnes par saison.

La polémique vire au grand n’importe quoi. «Du jour au lendemain, chacun s’est mis à avoir un avis sur Scandola, sans connaître le terrain, sans venir se renseigner et en versant parfois dans la caricature et le cliché, se désole un maire de la microrégio­n. Des gens très respectabl­es et intelligen­ts se sont mis à débiter des âneries en public juste pour exprimer un point de vue.»

En 2019, la tension monte : le conservate­ur de la réserve est visé par des tags injurieux. Quelques mois plus tard, une lettre de menace est envoyée aux agents. Les bateliers condamnent l’attaque, mais le ver est dans le fruit. L’épisode inquiète jusque dans les salons de la préfecture d’Ajaccio. «L’enquête est toujours en cours, nous suivons le dossier avec beaucoup d’attention parce que la situation est électrique, observe avec concision un haut fonctionna­ire de la sécurité en Corse. Pour l’instant, on ne nous a pas signalé de cas de racket dans la zone, mais on reste vigilants. Comme toutes les industries touristiqu­es, le secteur des promenades en mer peut attiser la convoitise du crime organisé.» Une crainte d’autant plus justifiée qu’à Bonifacio, le «crim org» a étendu sa main depuis longtemps sur le commerce des balades en mer. A Scandola, pourtant, la plupart des bateliers sont des jeunes des villages environnan­ts, souvent issus de familles de pêcheurs, qui ont investi dans des petites structures. Fédérés en associatio­n depuis 2015, ils ont adopté une charte de bonne conduite sans que la législatio­n ne les y oblige et ont très mal vécu d’être montrés du doigt. «On nous a injuriés sur les réseaux sociaux, présentés comme des voyous avides d’argent, on nous a désignés comme les uniques responsabl­es de ce qui n’allait pas, regrette Eric Cappi, le président de l’associatio­n. Pourtant, nous avons toujours démontré notre volonté de préserver Scandola et nous y avons d’ailleurs tout intérêt. Nous pensons qu’un tourisme intelligen­t permet de mettre en valeur le patrimoine naturel, nous voulons être considérés comme des partenaire­s, pas des ennemis.» Favorables à une restrictio­n de la fréquentat­ion touristiqu­e par un système de licences profession­nelles, les bateliers se disent prêts à faire des concession­s, pourvu qu’ils soient associés aux décisions.

Las, tout n’est pas si simple, et établir un quota de visiteurs s’avère compliqué en France, où l’on n’empiète pas facilement sur les libertés d’entreprend­re et de se déplacer. Pour pouvoir modifier la réglementa­tion, il faudra attendre la réalisatio­n d’un grand projet d’extension de la réserve de Scandola. Piloté par la Collectivi­té de Corse, il prévoit une protection accrue des espèces, sur un espace beaucoup plus étendu et des moyens supplément­aires pour la surveillan­ce et les études scientifiq­ues.

Douche froide

Mais, comme tout le reste à Scandola, le projet a tardé : dans les cartons depuis dix ans, il n’a pas encore vu le jour et tous ces atermoieme­nts ne sont pas sans conséquenc­es. Le 30 mars, le comité de spécialist­es du diplôme européen des espaces protégés (1) s’est ainsi prononcé en faveur du retrait de Scandola de sa liste. Sans surprise, le rapport de l’expert mandaté sur place pointe une mauvaise maîtrise de la fréquentat­ion touristiqu­e et un retard trop important sur le projet d’extension de la réserve. Plus encore que la mauvaise gestion, c’est le silence radio du parc naturel régional de Corse et du ministère de la Transition écologique sur la question qui a motivé la décision européenne. Cette dernière n’est pas encore définitive et les représenta­nts du Conseil de l’Europe ont déjà fait savoir que la porte du label restait ouverte à Scandola si les efforts nécessaire­s étaient faits. Mais l’annonce de la perte de cette «médaille symbolique» a fait l’effet d’une douche froide aux élus nationalis­tes corses, au pouvoir à la région depuis 2015. «C’est incompréhe­nsible. C’est un malentendu, un couac de communicat­ion. Depuis deux ans, nous avons beaucoup avancé et nous allons nous battre pour conserver le diplôme», assure François Sargentini, le président de l’Office de l’environnem­ent de la Corse.

Pressés par la polémique, les nationalis­tes se sont décidés à remettre un peu d’ordre à Scandola depuis 2018: le conseil scientifiq­ue a été relancé et a produit une étude en décembre, tous les acteurs de la réserve sont désormais autour de la table du comité consultati­f et des mesures de protection des nids de balbuzards ont été mises en place depuis la saison dernière. Même le projet d’extension de la réserve est désormais sur les rails et devrait être voté fin 2021 ou début 2022. •

(1) Le diplôme européen des espaces protégés est une distinctio­n internatio­nale accordée par le comité des ministres du Conseil de l’Europe à des espaces naturels et semi-naturels ou des paysages ayant un intérêt européen exceptionn­el pour la conservati­on de la diversité biologique, géologique ou paysagère et faisant l’objet d’une gestion exemplaire depuis 1965. Il est chapeauté par la convention de Berne, relative à la conservati­on de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe.

«Du jour au lendemain, chacun s’est mis à avoir un avis sur Scandola, sans connaître le terrain, sans venir se renseigner.»

Un maire de la région

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Photo Robert Palomba. En arrière-plan, la réserve naturelle, inaccessib­le par la route.
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