«Monsieur le Président, sauvez la photographie»
Déjà précarisés par la crise sanitaire, certains photographes s’insurgent contre les concours nécessitant une candidature payante. Dans un contexte d’augmentation du nombre de récompenses, il faut savoir repérer les dotations vertueuses des coups de com.
Il n’en est pas à un coup de gueule près, mais là, la moutarde lui est montée au nez. Le 21 mai, le photographe Corentin Fohlen s’est exprimé sur les réseaux sociaux, clamant son ras-le-bol des tickets d’entrée pratiqués par certains prix photo pour participer. «Avec la crise du Covid-19, j’ai très peu travaillé (quatre commandes en trois mois et très peu d’archives vendues), alors j’ai eu le temps de me pencher sur la question… Le métier de photographe demande beaucoup de temps, d’énergie et d’investissement personnel (en matériel et en déplacements), alors pourquoi payer en plus pour participer à un prix photo ? Notre production fait vivre les festivals, les sites internet, les journaux, les expos… Pourquoi participer à des concours où les perdants financent le lauréat ?»
S’inscrivant dans la lignée du mouvement #payetaphoto, né en 2018 pour faire respecter la rémunération des photographes, Corentin Fohlen a créé le hashtag #boycottprixphotopayant afin d’alerter sur le sujet. Ces dernières semaines, sa boîte mail s’est remplie d’offres au rabais pour participer à des compétitions internationales tarifées, plus ou moins sérieuses. Dans un contexte d’augmentation exponentielle du nombre de prix photo depuis quinze ans, comment y voir clair dans cette jungle de récompenses ?
Modèle économique
Dans la ligne de mire du photographe, les systèmes qui incitent les participants à maximiser leurs chances en soumettant plus d’images et, forcément en payant plus. «Ces prix jouent avec l’espoir comme le Loto», analyse le photographe. Multipliant les catégories de récompenses («Portrait», «Street Photography», «Art», «Emergence», «Noir et blanc», «Exposure»), la société Lensculture, basée à Amsterdam, table ainsi depuis quinze ans sur le nombre de participants et s’appuie sur un site internet fréquenté, des comptes Instagram et Facebook suivis et des collaborations sérieuses (jurys qualifiés, grands journaux, partenariats avec des agences réputées comme Magnum Photos, galeries de renom comme la Photographer’s Gallery à Londres). Ce type de concours attire amateurs et semiprofessionnels en vue d’être repérés, mais difficile de connaître le nombre de participants, contrairement aux autres concours qui publient le nombre de dossiers reçus (la société
n’a pas répondu à nos sollicitations). Le modèle économique de ce type de prix fait des émules mais ces miroirs aux alouettes suscitent la méfiance des professionnels. «Cela fait des années que je boycotte dans mon coin, explique Johann Rousselot, basé en Inde. Ce sont comme de généreuses cagnottes des photographes pour aider l’un des leurs.» Créée sur le modèle de Lensculture, la société française The Independant Photographer existe depuis 2016. A raison d’une compétition payante par mois, les participants sont jugés par une seule personne à la fois. «Comment ne pas faire payer quand on n’a pas une marque ou un mécène derrière nous ? se demande son créateur, Richard Sfez, ex-photographe, qui ne communique pas sur le nombre mensuel de participants. Nous offrons des mois gratuits et si notre société gagne plus, nous redistribuerons plus.»
«Source substantielle
de revenus»
Tenaillée par l’envie de dresser une liste noire, Ericka Weidmann, rédactrice en chef du média en ligne 9 Lives Magazine, tempère cependant : «Faire payer un ticket d’entrée modeste permet aussi de faire une présélection dans les dossiers pas toujours sérieux.» Autrefois impliquée dans la Bourse du talent, organisée par Kodak et le site photographie.com, Ericka Weidmann a pu constater l’efficacité du procédé : «J’étais seule pour gérer plus de 300 dossiers. Soudain, nous avons perdu un tiers de participants mais les dossiers étaient plus qualitatifs. A mon sens, les frais de participation doivent rester symboliques et accessibles, notamment pour les structures associatives. Le problème, c’est que les prix et les bourses sont devenus une source substantielle de revenus pour les professionnels.» La page listant toutes les compétitions photo est la troisième la plus consultée du 9 Lives Magazine, qui a vu son audience doubler avec le confinement, preuve que ces informations sont très recherchées.
«C’est la première année que nous communiquons sur la gratuité de la participation au prix Levallois», avance Catherine Dérioz, directrice artistique et galeriste à Lyon (le Réverbère). Promouvant la ville avec d’autres ressorts que celui d’un maire aux démêlés judiciaires, le prix Levallois promet aux jeunes photographes de moins de 35 ans une dotation de 10000 euros. «J’ai senti la colère monter chez les photographes. Il m’a semblé naturel de mettre en avant la gratuité. Nous avons obtenu 948 dossiers, 38 % de plus que les années précédentes», explique la directrice artistique qui a remporté ce marché public pour trois ans.
Nébuleuse des prix tarifés
A l’image du prix Levallois, créé en 2008, le nombre de récompenses a augmenté de façon exponentielle ces vingt dernières années. Surfant sur l’engouement pour la photo, art à la fois populaire et accessible, ces prix –souvent basés sur le mécénat–, intègrent les stratégies de communication des entreprises. Parallèlement, les historiques du secteur (laboratoires, entreprises de matériel comme Kodak) laissent la place à de nouveaux acteurs : aux banques (prix HSBC, prix Pictet), aux groupes d’assurances (comme le prix Swiss Life à quatre mains, créé en 2014, qui associe un photographe et un compositeur), aux fondations privées (Fondation Carmignac), aux entreprises commerciales (BMW) et aux médias comme la revue 6mois qui lance ce mois-ci un tout nouveau prix du photojournalisme. Le réseau Caritas, aidé par l’association Fetart, voit se tenir cette année la première édition du prix Caritas photo sociale pour soutenir et encourager les photographes qui travaillent sur la pauvreté, la précarité et l’exclusion en France, dont la lauréate est Aglaé Bory. «En France, plus de soixante-dix prix ont acquis une solide réputation, précise Sophie Bernard, auteure avec Chantal Nedjib d’un ouvrage sur le sujet (1). Il faut faire un tri et choisir celui qui t’amènera loin.» Au vu du grand nombre de récompenses, les deux auteures ont créé un guide pratique pour mesurer l’impact sur le secteur français. Elles ont exclu les concours ostensiblement payants, conservant malgré tout les compétitions avec frais d’adhésion modérés à des associations. Car dans la nébuleuse internationale des prix tarifés, certaines compétitions ressemblent à de l’escroquerie pure. Méfiance avant de participer… Accélératrices de carrière et de visibilité, les dotations de ces prix sont malheureusement accueillies comme des bouffées d’oxygène dans un contexte de paupérisation. Et si leur multiplication est globalement bien perçue par la profession, seuls les plus originaux, les plus vertueux et les mieux dotés permettront de se démarquer. • (1) Prix photo, mode d’emploi, Résidences, bourses et autres récompenses professionnelles de Sophie Bernard et Chantal Nedjib, éditions Filigranes, 96 pp., 20 €.