Libération

«On peut réguler des pans entiers de l’économie sans être présent au capital des entreprise­s»

L’interventi­on de l’Etat peut s’avérer essentiell­e dans les secteurs où le privé n’ose s’aventurer. Encore faut-il gagner en efficacité, plaide Patrick Artus.

- Recueilli par C.Al.

Economiste en chef de la banque Natixis et professeur à l’Ecole d’économie de Paris, Patrick Artus vient de publier Quarante ans d’austérité salariale : comment en sortir ? (Odile Jacob). Il estime qu’au-delà de son rôle d’amortisseu­r, l’Etat est le mieux placé pour prendre à sa charge des investisse­ments stratégiqu­es de long terme à la rentabilit­é insuffisan­te pour le privé.

Assiste-t-on à la fin du néolibéral­isme et au grand retour de l’Etat dans l’économie ?

Ce mouvement ne date pas d’hier, ni de la crise que l’on vient de vivre. En dehors du marché du travail, la philosophi­e néolibéral­e ne domine plus en économie.

Qu’y a-t-il de nouveau avec la crise que l’on vit aujourd’hui ?

On est en train de faire des progrès dans l’hystérésis [persistanc­e d’un phénomène dont la cause principale a disparu, ndlr] des récessions. Celles-ci laissent des traces durables avec des disparitio­ns d’entreprise­s et d’énormes pertes d’emploi. Tout le monde est aujourd’hui d’accord pour dire que rôle de l’Etat est de limiter la casse autant que possible. D’où les mécanismes qui sont mis en place: chômage partiel, facilités de crédit ou plans de relance sectoriels… En quoi la réponse des Etats estelle différente de 2008 ?

On a tout de suite mis les normes budgétaire­s entre parenthèse­s et on va prendre plus de temps pour y revenir. C’est la grande leçon de la crise précédente qui a montré que si l’on resserre trop tôt les cordons de la bourse, on risque de s’exposer à des effets irréversib­les terribles. Il y a un vrai progrès de ce point de vue, mais ce n’est pas le changement le plus majeur à mon sens.

Quel est-il alors? Le retour de l’Etat au capital des entreprise­s avec des nationalis­ations ?

On peut très bien définir des missions de service public et réguler des pans entiers de l’économie sans être forcément présent au capital des entreprise­s. En dehors de l’énergie avec le nucléaire ou de grandes infrastruc­tures clés comme les réseaux ferroviair­es, qu’est-ce qui est réellement stratégiqu­e pour l’Etat ? Le médicament est un secteur hyper régulé sans que l’Etat soit présent au capital des grands labos. Et dans les télécoms, ce n’est pas Orange qui est stratégiqu­e mais plutôt le matériel et les relais 5G. Cela veut-il dire que l’Etat doit renoncer à fixer les grandes priorités industriel­les ?

Il peut le faire sans être présent au capital. La mainmise actuelle des pays asiatiques sur les batteries, qui sont un composant stratégiqu­e de la voiture électrique, a amené la

France et l’Allemagne à monter avec la Commission européenne un grand plan batteries qui doit permettre le développem­ent d’une filière européenne. Mais cela est fait avec les grands acteurs du secteur privé. La relocalisa­tion de la chaîne de valeur des industries de la santé qui figure désormais en haut des priorités va se faire sans que l’Etat ne rentre au capital de Sanofi. On peut très bien réguler et passer des convention­s de service public, cela suffit dans la plupart des cas. Dans quels domaines l’Etat reste-t-il incontourn­able ?

Partout où la prise de risque est trop importante et la rentabilit­é trop faible pour que le secteur privé puisse prendre à sa charge des investisse­ments de long terme. C’est le cas dans la transition énergétiqu­e comme avec la rénovation énergétiqu­e des bâtiments qui dégagent une rentabilit­é très faible. C’est la même chose pour la recherche de nouveaux vaccins, où il y a besoin d’impulsion publique. C’est une question d’externalit­és, le secteur privé ne sait pas les monétiser et il faut donc des financemen­ts mixtes. Les banques publiques, au niveau national ou européen, grandissen­t à toute vitesse et sont promises à un bel avenir. L’UE a chiffré à 260 milliards d’euros l’effort annuel nécessaire pour respecter nos engagement­s climatique­s. C’est hors d’atteinte pour le privé.

Vous insistez sur le manque d’efficacité de l’Etat en France, encore trop jacobin…

Dans le sanitaire, l’éducation, le logement, la France est le pays de l’OCDE qui dépense le plus mais dont le rapport coût-efficacité pourrait être grandement amélioré. Une des grandes différence­s avec l’Allemagne, c’est la gestion beaucoup plus décentrali­sée de la ressource publique. Il faut repenser profondéme­nt la décentrali­sation à l’image de ce que l’on voit dans le développem­ent économique des territoire­s où ce sont les collectivi­tés qui sont souvent décisives dans les décisions d’implantati­on. L’Etat central doit fixer les priorités de long terme et garantir les ressources financière­s, mais pour le reste, les régions sont bien mieux placées que lui.

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