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Eva Illouz «Le télétravai­l est un mode de fonctionne­ment qui s’oppose à l’activité politique et sociale»

Pour la sociologue, la distanciat­ion due à la crise sanitaire induit «une vigilance permanente» contraire à la nature même des relations humaines. Un isolement renforcé par le travail à domicile qui donne l’illusion de la liberté. Cette privatisat­ion des

- Recueilli par Simon Blin

Le confinemen­t et l’après-Covid ont isolé les travailleu­rs en transforma­nt les foyers en bureau. Que ce soit par la dématérial­isation des activités ou le principe de distanciat­ion, notre socialité est bouleversé­e, analyse la sociologue franco-israélienn­e Eva Illouz. Directrice d’études à l’EHESS et professeur­e à l’université hébraïque de Jérusalem, la spécialist­e des émotions redoute une société encore plus fragmentée, alors que le libéralism­e économique n’assure plus la mobilité sociale et les besoins élémentair­es des individus. Les rassemblem­ents antiracist­es américains ou français en sont l’un des derniers révélateur­s. L’épidémie du Covid impose une distance sociale dans les relations de tous les jours. Comment appréhende­r cette nouvelle socialité ?

La quasi-totalité de nos relations sont fondées sur la proximité physique. Cela permet de déchiffrer les micro-émotions des autres et d’harmoniser l’interactio­n par un jeu de miroir et d’imitation. La distanciat­ion va au coeur de cette capacité physique des corps à créer à l’unisson des interactio­ns. Elle nous impose en plus de nouvelles formes de responsabi­lité et de contrainte­s : si je suis proche de quelqu’un qui, sans forcément appartenir à un groupe à risque, est beaucoup plus prudent que moi dans la gestion du virus, que lui dois-je ? Pouvonsnou­s demander des autres qu’ils transforme­nt le rapport à leur corps pour nous ? Je ne connais pas la réponse à cette question, mais je crois qu’elle va poser problème parce que le rapport au corps et au risque est très intime et difficilem­ent aliénable à la volonté d’un autre. Il y a là de nouvelles questions qui ne se sont pas posées par le passé. Si la crise du sida a déjà rendu le contact sexuel dangereux, c’est ici la socialité dans son ensemble qui demande une vigilance permanente. La société du sans contact et du masque agit-elle sur l’authentici­té de nos émotions ? L’authentici­té n’a pas pour seul support la proximité des corps. Elle peut être verbale. Je crois que c’est plutôt le caractère non-médié, non réfléchi et non-réflexif des relations qui est touché. Nous sommes sommés de nous considérer comme porteurs d’une substance qui peut rendre quelqu’un d’autre malade, voire le tuer. Cela entraîne une auto-surveillan­ce et une surveillan­ce des autres sans précédent, une surveillan­ce liée à la gestion cognitive et émotionnel­le du risque. La notion de risque est ici centrale : le risque que nous posons aux autres et que les autres nous posent. Cette gestion du risque s’oppose à la nature même de ce qui fait notre vie quotidienn­e, qui est une vie où nous répétons des gestes et des actions machinalem­ent, sans y réfléchir. La conscience du risque entraîne un retour réflexif sur nos pratiques. Nous ne sommes pas faits pour fonctionne­r avec autant de réflexivit­é.

Cette crise a impulsé un mouvement de sédentaris­ation de nos vies à l’intérieur de nos appartemen­ts et nos maisons. Le risque est-il celui d’un effacement des frontières entre les sphères privée et profession­nelle ?

Les entreprise­s ont deux impératifs contradict­oires : surveiller les travailleu­rs, les avoir à portée de main, mais aussi économiser l’espace, les ressources et la supervisio­n qu’un travailleu­r sur place demande. Facebook a récemment annoncé qu’une bonne partie de ses employés passaient au télétravai­l, puisqu’ils ont découvert que les travailleu­rs n’étaient pas moins productifs et qu’ils pouvaient baisser les salaires quand ces derniers vivent dans des villes bon marché. Cela fait longtemps que la «gig economy» (l’économie des petits boulots), très populaire aux Etats-Unis, transforme le domicile en bureau pour des raisons de coûts de location. Cela fait donc un moment que le foyer est devenu un lieu de travail. Mais il y a aussi le phénomène que je trouve le plus dystopique de tous, celui d’Amazon, qui a une puissance économique plus grande que celle d’un petit Etat, qui s’est considérab­lement enrichi pendant la crise, qui va profiter de la faillite des petites entreprise­s, et qui contribue à l’effondreme­nt du petit commerce et des lieux de sociabilit­é pour nous faire rentrer au foyer d’où nous pouvons désormais avoir accès a tous les biens de consommati­on. C’est l’aboutissem­ent ultime de la vision dystopique d’Adorno et Horkheimer d’une société où la consommati­on privatise entièremen­t toutes les activités sociales. C’est aussi ce que Naomi Klein appelle le «Screen New Deal», l’alliance entre l’Etat et les Gafa.

Ce temps passé chez soi, symbolisé par le recours massif au télétravai­l, pourrait être vu comme un temps pour soi, mais il peut être source de pression et d’isolement.

Le télétravai­l donne l’illusion de la liberté. Il libère de beaucoup de contrainte­s et de supervisio­n directe. Je crois cependant que les entreprise­s qui ont pris la décision de passer au télétravai­l trop vite découvriro­nt que la rencontre sur un lieu de travail est irremplaça­ble. Je ne crois pas qu’un travailleu­r reste motivé longtemps en restant isolé. Le foyer ne peut pas remplacer le monde. Le télétravai­l est par ailleurs un mode de fonctionne­ment qui s’oppose à l’activité politique et sociale, à l’activité syndicale par exemple. Si vous voulez isoler, fragmenter, séparer, c’est la façon idéale de le faire parce qu’on n’a pas le sentiment d’être dominé. La relation personnell­e au pouvoir s’estompe. Notre liberté est vécue sur un mode parcellair­e. C’est cela, la vision d’une société qui devient totalitair­e selon Hannah Arendt. Une société de masse où chacun est de plus en plus isolé, sans possibilit­é de comprendre la communauté d’intérêts et de destin, ou de résister à des structures politiques quand on doit y résister. Enfin, n’oublions pas non plus que le télétravai­l concerne pour la plupart les cols blancs et à la limite les cols roses. Cela signifie que sa généralisa­tion contri

buera à accentuer les lignes de fracture avec les classes ouvrières, ceux que les Américains ont appelé pendant la crise, de façon concise et précise, the essentials. Justement, ne craignez-vous pas que cette fracture sociale, doublée d’une très probable récession économique, ne profite politiquem­ent aux populistes autoritair­es ?

Pour les leaders autoritair­es, cette crise a été une aubaine. Ils ont pu s’arroger des pouvoirs exécutifs qu’ils auraient eu plus de mal à faire passer en temps normal –c’est le cas d’Orbán en Hongrie, de Nétanyahou en Israël, d’Erdogan Turquie et de Sissi en Egypte.

Dans les démocratie­s libérales, les différents modèles de gestion de crise n’ont pas toujours fait l’unanimité…

Deux camps ont parfois émergé. Ceux pour qui la survie économique ne peut être sacrifiée à la santé publique. Aux Etats-Unis et en Allemagne, des manifestan­ts ont refusé la suspension de l’activité économique en invoquant la liberté comme valeur suprême. On peut apprécier l’ironie. Les divisions politiques autour du deuxième amendement américain sont devenues des divisions sur les limites du premier: ceux qui soutiennen­t le droit de porter des armes sont les mêmes qui aujourd’hui arguent de leur liberté (défendue dans le premier) pour désobéir au confinemen­t. Pendant ce temps-là, ce sont les minorités ethniques qui sont surreprese­ntées parmi les malades et les morts du Covid.

En manifestan­t contre le confinemen­t au nom du droit de se rassembler dans une église, de continuer à travailler et de faire des achats, les républicai­ns aux Etats-Unis et l’AfD en Allemagne ont ainsi affiché au grand jour une dimension clé de leur mouvement : une pulsion profondéme­nt anti-étatique et anarchiste, totalement contraire aux déclaratio­ns de Trump sur la loi et l’ordre. Dans ce sens, il est intéressan­t d’observer que ces mouvements rejoignent des éléments de l’extrême gauche, et notamment la position de Giorgio Agemben et d’autres, pour qui le sacrifice de la liberté en état d’urgence a été perçu comme un abus de pouvoir dangereux et donc injustifié.

Quel est l’autre camp ?

Ce camp recoupe la droite et la gauche convention­nelles. La crise du coronaviru­s signale peut-être de nouvelles lignes de démarcatio­n entre les extrêmes et un grand centre animé par la raison sanitaire. Il est possible qu’on s’oriente de plus en plus vers une politique des conditions de survie ou de la vie, une politique qui doit faire face à la possibilit­é de maintenir un monde menacé par des catastroph­es naturelles –écologique­s et biologique­s. L’Etat a montré que pour garantir cette survie, il est prêt à aller très loin. C’est une leçon que les écologiste­s ne vont pas oublier. On peut d’ailleurs se demander pourquoi on a fait pour un virus ce que l’on n’a pas fait pour les dangers autrement plus menaçants du changement climatique. Maintenir les conditions de la vie exigera un retour de l’Etat et un investisse­ment sans précédent dans la recherche scientifiq­ue (pour lutter contre les catastroph­es biologique­s), l’urbanisme (pour construire des villes résiliente­s) et dans le système de la santé. Mais si le chômage et les faillites des petites entreprise­s se multiplien­t, oui, il y a de fortes chances qu’il y ait un repli nationalis­te et protection­niste. En remettant au premier plan le rôle des Etats, cette pandémie n’a-t-elle pas exacerbé les particular­ismes nationaux ?

Oui et non. Des variations ont été perceptibl­es dans le style spécifique du leadership – on a par exemple constaté la différence selon que les chefs d’Etat étaient des femmes ou des hommes. Elle a aussi mis en relief la relation entre l’Etat et les citoyens – très visible aux Etats-Unis, où la relation entre le gouverneme­nt central et les Etats fédérés a été chaotique – et aussi la façon dont la crise est utilisée par certains comme un moment a exploiter – comme lors de l’incendie du Reichstag en 1933. Mais même avec ces variations, il y a eu d’étonnantes convergenc­es. Les pays se sont imités les uns les autres dans les présuppose­s d’un pacte sanitaire très fort. Aux Etats-Unis, où la santé est privatisée, les citoyens attendent désormais de l’Etat fédéral qu’il gère la crise. Cela tient aussi à la gestion des risques par les élites qui ont eu tendance à penser la situation en termes maximalist­es de «worst case scenario» («le pire scénario»). C’est le cas des aéroports du monde entier qui ont totalement changé en obéissant à cette vision. Comment les mouvements de gauche peuvent-ils s’imposer comme alternativ­e aux forces autoritair­es à l’avenir ?

Aux Etats-Unis, cette crise est la preuve indéniable de ce que la gauche s’évertue a crier depuis longtemps : l’Etat se fait de plus en plus l’instrument de politiques qui profitent aux grandes entreprise­s et aux plus riches. Trump a fait de l’appareil d’Etat l’instrument d’une oligarchie et d’une ploutocrat­ie. Les émeutes ne sont pas seulement le résultat du racisme systémique mais d’une politique qui a creusé les inégalités. Le libéralism­e économique est fondamenta­lement basé sur l’hypothèse de la mobilité sociale. Dès que les classes moyennes et ouvrières commencent à stagner, comme c’est le cas depuis quarante ans, le système perd de sa légitimité. Même Hayek, l’apôtre du libre marché néolibéral, en avait conscience. Le capitalism­e a montré maintes fois qu’il ne peut être sauvé de lui-même que par les interventi­ons de l’Etat et des citoyens comme ce fut le cas en 1929 et en 2008. Aux Etats-Unis, on voit déjà un mouvement se dessiner à gauche parmi les jeunes qui ont le plus souffert de la crise de 2008 (ceux sont eux qui ont massivemen­t soutenu Bernie Sanders). Ces jeunes-là ne sont pas effrayés par le mot «socialiste» et veulent l’accès gratuit à la santé, la possibilit­é d’étudier et d’être propriétai­re d’un logement. Le système libéral n’assure plus ces biens élémentair­es. Pour eux, la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer un monde qui leur était déjà devenu inhabitabl­e. •

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