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Hydroxychl­oroquine : le Christ s’est arrêté à Marseille

Comment lutter contre la promesse d’un traitement miraculeux ? Comment sortir du face-àface entre un professeur au discours de gourou et des scientifiq­ues aux airs de rats de laboratoir­es ?

- Par Frédéric ADNET

Chef de service des urgences de l’hôpital Avicenne, chef du Samu 93

Au temps du confinemen­t, notre famille est devenue adepte de WhatsApp. Un jour, mon frère aîné, la soixantain­e, artiste de métier et fils d’une éducation laïque et républicai­ne, nous a fait partager une vidéo YouTube du professeur Didier Raoult. Dans un cours «improvisé», celui-ci expliquait, doctement, les éléments d’un traitement miraculeux du Covid-19 : l’hydroxychl­oroquine. Devant nos yeux ébahis, nous assistions, dès l’administra­tion de ces molécules, à l’effondreme­nt des courbes de charges virales ! Etudiée de plus près, d’un point de vue rationnel et au regard de la rigueur scientifiq­ue, la démonstrat­ion était… catastroph­ique. De quoi jeter sa copie au nez d’un interne négligent. Peu importe ! Le ton était donné. D’un côté, l’intuition du professeur, étayée par une communicat­ion profession­nelle et un sens aigu de la vulgarisat­ion ; de l’autre, des scientifiq­ues à l’expression austère, prudente, et peu enclins à se faire mettre en pièces sur les réseaux sociaux. En un mot, un discours de gourou face au murmure de rats de laboratoir­es. Comment lutter contre une réponse simple à une question complexe ? Vieux problème. Surtout quand cette question réveille toutes les peurs ancestrale­s de l’humanité ! Et que cette réponse simple – un traitement miraculeux – est soutenue massivemen­t par une multitude de scientifiq­ues autoprocla­més, des professeur­s retraités à la recherche d’une ultime heure de gloire, de politicien­s flairant le bon coup, faux spécialist­es mais vrais communican­ts, avides de s’associer à une des nombreuses découverte­s fracassant­es sur la prise en charge du Covid-19.

Tous sont d’accord sur un point : la médecine académique fait fausse route. Et la solution est simple. Il suffisait d’y penser ! Et pourquoi les médecins classiques n’y ont pas pensé ? Euh… vous le savez bien, voyons. C’est que l’argent guide la planète et que les laboratoir­es pharmaceut­iques complotent pour se faire le plus d’argent possible sur la douleur des malades. Ce postulat posé, les conséquenc­es, et les théories farfelues, s’imposent avec la force de la révélation. Citons, pêle-mêle, le réseau 5G, responsabl­e de la propagatio­n du virus, le secret caché du zinc, la chloroquin­e, l’azithromyc­ine, la tisane à l’artémisia, l’intubation qui ne sert à rien et la ventilatio­n mécanique qui achève les malades. Bref, nous, soignants au pied du lit de nos malades, on n’a rien compris !

Plus fort que l’absence de méthode scientifiq­ue, il y a la méthode de persuasion, toujours la même, l’appel à des bribes d’observatio­ns plus ou moins crédibles qu’un rapide raccourci transforme en un lien de causalité pour aboutir à une conclusion logique, mais fausse, et surtout jamais soumise à une expériment­ation comparativ­e. On pourrait appeler cela un sophisme rigoureuse­ment scientifiq­ue.

Exemple : l’artémisia est largement utilisée en Afrique dans le traitement préventif du paludisme (vrai). Les pays africains sont moins touchés par le Covid-19 (vrai) donc l’artémisia est efficace contre le Covid-19. Et comme il y a urgence, les malades meurent… alors, vite, un médicament ! Et au diable les règles de sécurité ! En médecine, nous connaisson­s la possibilit­é de donner un traitement – à défaut de tout autre – sans preuve de son efficacité, avec une certitude fondée sur la conviction du médecin. On appelle cela un traitement «à titre compassion­nel». Sauf que le problème survient quand cette conviction n’est alimentée que par des discours sans fondement rationnel.

Oui, il faut aller vite, bien sûr, mais pourquoi alors s’affranchir du B.A.BA d’éléments de preuve ? D’autant qu’en cette période de Covid, le marathon de la recherche clinique a été accéléré d’une manière incroyable. Là où il fallait au minimum une année entière pour obtenir toutes les autorisati­ons avant de débuter un essai médicament­eux en procédure randomisée (tirage au sort), l’urgence du Covid a réduit le délai à… quinze jours.

Aller vite ! Cet argument a été invoqué par le Pr Didier Raoult lors de la présentati­on des 1 061 patients inclus dans une recherche observatio­nnelle. Mais pourquoi ne pas avoir inclus un groupe de patients «contrôle» obtenu par tirage au sort (randomisat­ion) ? La comparaiso­n des deux groupes aurait pu donner une réponse définitive. Sa réponse ? L’intuition, toujours l’intuition, encore l’intuition, tellement forte qu’elle devient force de loi scientifiq­ue ! Ne restait plus qu’à trouver LE médicament miracle…

En médecine, cela existe, comme on l’a vu lors de la découverte de la pénicillin­e, mélange de hasard et de rigueur scientifiq­ue, et non due à la seule intuition ! Cette intuition magique, associée à la force et au génie de la communicat­ion – avec la complaisan­ce active des médias – tient alors lieu de… preuve. Même si nous n’avons aucun exemple de médicament issu d’une révélation quasi divine qui a pu bouleverse­r la prise charge de patients et apporter un progrès thérapeuti­que majeur. En revanche, nous savons tous que c’est l’expérience et la comparaiso­n qui a permis de faire progresser la médecine. Un des grands progrès récents de la médecine, le traitement des

AVC (accidents vasculaire­s cérébraux) par fibrinolys­e et thrombecto­mie, est issu de recherches cliniques avec des résultats spectacula­ires en termes de pronostic fonctionne­l.

Le problème, majeur, se pose quand la seule intuition et une communicat­ion à grand spectacle veulent tenir lieu de preuve. Et que face à un quasi divin fondé sur la croyance – «je sens, je sais, donc tu dois croire» – la médecine officielle et ses contre-pouvoirs paniquent en réagissant d’une façon tout aussi maladroite. L’exemple le plus flagrant est ce qui a suivi la publicatio­n, par une revue médicale de référence, The Lancet, d’une étude observatio­nnelle rétrospect­ive associant surmortali­té et traitement par l’hydroxychl­oroquine. Les auteurs ont pourtant souligné qu’il s’agissait d’une étude à bas niveau de preuve (absence de lien de causalité) et conclu que seule une étude randomisée prospectiv­e pourrait répondre au lien entre hydroxychl­oroquine et efficacité /dangerosit­é dans le traitement du Covid-19. Peu importe ! La réaction de nos tutelles OMS et ANSM a été immédiate et radicale : interdicti­on des essais sur la chloroquin­e ! Une réponse couperet qui n’aura évidemment comme conséquenc­e que d’éterniser le débat et d’enraciner des théories obscuranti­stes ou complotist­es. Ainsi, on ne pourra plus démontrer que son protocole ne marche pas, voire qu’il peut être dangereux… Un beau cadeau à la médecine fondée sur la croyance. Quelle aberration ! C’est la victoire totale du Pr Didier Raoult. Finalement, l’article a été rétracté par trois des quatre auteurs, ajoutant à la confusion ambiante. La grande victime de cette spectacula­ire et brutale confrontat­ion est donc bien, au final, la médecine. Pas celle de la croyance, grande gagnante de ce spectacle, mais bien l’autre médecine, la nôtre, celle fondée sur les preuves.

D’ailleurs, mon aîné, l’artiste, vient de se retirer du groupe WhatsApp, histoire de ne plus entendre mes arguments. •

Plus fort que l’absence de méthode scientifiq­ue,

il y a la méthode de persuasion, l’appel à des

bribes d’observatio­ns plus ou moins crédibles qu’un rapide raccourci transforme en un lien de causalité pour aboutir

à une conclusion logique, mais fausse.

Très colère, BHL… Au sortir de deux mois de confinemen­t général, il se demande encore comment toute une population a pu accepter sans rechigner un enfermemen­t tel qu’un pouvoir totalitair­e n’aurait osé en rêver, avec laissez-passer, contrôles de police, rues désertes et couvre-feu. Il s’interroge sur ces mots d’ordre orwelliens qui se sont imposés comme autant d’oxymores impératifs : pour être solidaires, restez chez vous ; pour aider votre prochain, évitez-le; pour être de bons citoyens, désertez la cité. Armé de son La Boétie – Discours de la servitude volontaire – bréviaire des dissidents de toutes les époques, il s’étonne de voir une discipline de fer s’instaurer aussi facilement, la soumission prévaloir sous la férule d’un pouvoir d’autant plus impérieux qu’il se recommande de la bienveilla­nce. Il s’inquiète de voir que, pendant deux mois, tout s’est passé dans le débat public comme si la Terre s’était arrêtée, comme si un minuscule virus devait occuper toute la place dans l’esprit de l’opinion, chasser toute actualité étrangère à la pandémie, tandis qu’en coulisse guerres, conflits, oppression­s et chambardem­ents politiques continuaie­nt de plus belle, à l’insu de tous.

Premier accusé : ce pouvoir médical, si amical en apparence, qui a instauré la minutieuse police des corps naguère dénoncée par Michel Foucault. Il retrouve dans la Naissance de la clinique des pages saisissant­es sur les épidémies de jadis, où l’on retrouve les mêmes mots d’ordre, les mêmes interdicti­ons, les mêmes obligation­s collective­s –confinemen­t, quarantain­e, lazarets, rondes policières – qu’on croyait réservées à des temps révolus. Il voit comme une réminiscen­ce régressive la montée au pinacle des Purgon et des Diafoirus, gouvernant­s des gouverneme­nts, oracles des oracles officiels, conseiller­s intouchabl­es dont on écoute les prophéties comme les anciens Grecs consultaie­nt pieusement la Pythie de Delphes. Alors que leur discours, un peu comme celui de la devineress­e dans sa caverne, était surtout marqué par l’incohérenc­e, la confusion et la contradict­ion, dans le brouillard d’un savoir énigmatiqu­e et incertain. Il rappelle que dès les premiers temps bibliques, les sages et les prophètes du judaïsme se méfiaient des médecins, corporatio­n péremptoir­e qui détient une autorité à leurs yeux usurpée. Le «corps médical», la «communauté des chercheurs», autant d’expression­s qu’il récuse dans la mesure où ce groupe pétri de certitudes est aussi changeant et divisé que la société elle-même, qu’il livre des prescripti­ons variables et contradict­oires au fil du temps, qu’il se fonde sur une science par nature déconcerté­e par un nouveau virus et livre des vérités successive­s au fur et à mesure de ses découverte­s et de ses erreurs. Il rappelle que des praticiens fort humanistes des années 30, fascinés par leurs certitudes scientifiq­ues, se sont fait les avocats d’un eugénisme implacable, fournissan­t sans le vouloir à Vichy et à d’autres dictatures les instrument­s de leur hygiénisme répressif.

Il s’élève contre cette idée folle selon laquelle «le virus pourrait avoir du bon», en obligeant la société à se réformer, alors que le virus ne pense rien, ne dit rien, n’est rien, sinon un poison aveugle qui attaque les humains et les oblige à un vaste retour en arrière. Il étrille ses adversaire­s habituels, gauche et droite radicales, qui plaquent leurs dogmes immobiles sur une situation mouvante pour refiler en douce, «juchés sur les épaules des morts et des réanimés», leurs projets à ses yeux funestes. Il refuse, se souvenant de Voltaire et du tremblemen­t de terre de Lisbonne, les philippiqu­es bigarrées des «décliniste­s, décroissan­ts et collapsolo­gues», qui désignaien­t dans la pandémie la punition d’une humanité trop orgueilleu­se qui aurait défié les lois du divin, ou celles de la nature qui en tient désormais lieu. Il fustige «la sournoiser­ie de ces flagellant­s s’évertuant sur le dos des victimes à gronder les survivants et à les accabler de leurs remontranc­es». Il s’angoisse enfin devant la proliférat­ion des outils de contrôle du genre humain, policiers, sanitaires, numériques, qui resteront là une fois l’alerte passée et pourront le cas échéant sortir du placard où on les a officielle­ment remisés pour servir d’autres fins, plus dangereuse­s que la lutte contre une épidémie. Bref, il dénonce «le virus qui rend fou», qui a fait perdre de vue à une humanité apeurée les principes élémentair­es de la liberté et de la vie démocratiq­ue.

Bien sûr, tout à son élan de pamphlétai­re, il néglige quelque peu le désarroi compréhens­ible de gouvernant­s pris par surprise, qui ont cherché dans l’improvisat­ion le moyen de juguler un mal inconnu jusque-là et qui menaçait de déclencher une panique générale. Confinemen­t barbare, certes. Mais les pays qui l’ont refusé initialeme­nt ont été contraints de s’y résoudre devant l’engorgemen­t de leurs hôpitaux. Et aussi, sous un autre angle, progrès indiscutab­le d’un certain humanisme, puisque tous les pouvoirs ont préféré, dans l’urgence, sacrifier l’économie à la protection des vies, réaction inédite dans l’histoire moderne, qui préfère perdre des milliards plutôt que fermer les yeux sur la mort de milliers d’individus. Sensibilit­é nouvelle, donc, installée en grande partie par les médias, qui ont obligé les puissants, par le spectacle des malades entassés dans les hôpitaux, à abandonner l’obsession des indicateur­s économique­s au profit des indicateur­s de santé.

Mais, c’est un fait, ce choix mondial se paie d’un recul des libertés, temporaire en principe, mais qui peut servir de dangereux précédent. D’où l’utilité de ce réquisitoi­re qui détonne dans le concert général et rappelle cette vérité précieuse : la liberté est pleine de risques. Mais la tyrannie, serait-elle sanitaire, est un mal bien pire. •

Ce virus qui

rend fou Bernard-Henri Lévy Grasset,

104 pp., 8 €.

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