Libération

Marion Cousin et Kaumwald, romances noires au soleil

Accompagné­e du duo électroniq­ue français, la chanteuse continue d’explorer les chants traditionn­els espagnols avec une sélection d’histoires d’amour issues de l’Estrémadur­e.

- Matthieu Conquet

«Tu rabo par’abanico» (ta queue pour éventail) : ce vers, tiré d’une romance d’Estrémadur­e, dit bien la singularit­é magique de ces chansons étranges contenues dans un disque illustré d’un lézard immense. Après avoir visité les chants de travail des Baléares (Jo estava que m’abrasava, en 2016 avec le violoncell­iste Gaspar Claus), la chanteuse Marion Cousin poursuit son exploratio­n du répertoire traditionn­el de la péninsule Ibérique, et s’attache ici à celui de l’Estrémadur­e. De cette région reculée d’Espagne, dans le sud-ouest du pays, à la frontière du Portugal, Luis Buñuel avait donné en 1932 l’image d’une terre de misère, aussi aride que violente. Dès les premières images de Terre sans pain (Las Hurdes, tierra sin pan), l’on y arrache la tête d’un poulet vivant dans un rituel à cheval. La voix off et la Symphonie n°4 de Brahms voulus par le réalisateu­r ajoutaient au pathétique du sujet mais ne laissaient rien entendre des voix ni des paysages filmés. Le panorama sonore du duo électroniq­ue Kaumwald offre ici à la voix de Marion Cousin un espace résonant aussi malicieux qu’inquiétant, fait de graviers synthétiqu­es comme d’Auto-tune, radical et hors du temps, mais jamais hors-sol. Au moment où commence notre conversati­on au téléphone avec Marion Cousin, les cloches de l’église de Lucy-sur-Cure (Yonne) résonnent au loin. Comment la chanteuse s’est-elle transporté­e en Estrémadur­e ? «C’est en étant sur l’île de Minorque que je suis tombée sur ces enregistre­ments qu’avait faits Alan Lomax en Espagne dans les années 50. C’est une véritable mine d’or, pleine de chansons que j’avais envie de chanter. J’ai commencé par les Baléares et le catalan, je me suis documentée, et j’ai voulu poursuivre avec l’espagnol et ces chants de travail (labour et cueillette) puis ces romances qui sont des sortes de chansons de geste.» L’occasion aussi pour la chanteuse de retrouver une langue aussi familière qu’intime. «Je chantais déjà en espagnol dans notre duo June et Jim [avec Borja Flames, ndlr], mais je voulais retrouver ce plaisir. Tous les chanteurs vous le diront : la voix se place différemme­nt en fonction de la langue, sans doute celle-ci me correspond.»

Bâtarde.

Profitez donc au passage des textes originaux et des traduction­s joints à l’objet circulaire. Vous y lirez sans filtre les histoires sordides et édifiantes de mariages sans dot ou bien rompus, de la bâtarde et du faucheur, d’un doux charbonnie­r qui ne viendra jamais. Dans une langue souvent crue se mêlent conte et poème populaire, dans un récit qui rappelle parfois la gwerz bretonne. Sur la question de l’usage de ces chansons, Marion Cousin observe : «Je pense qu’elles servaient souvent à avertir les jeunes filles.» Et la chanteuse de rebondir sur notre comparaiso­n au chant breton. «Le plus beau dans ce travail pour moi a été de comprendre qu’il est impossible de déterminer la provenance d’une chanson. Dans le temps comme dans l’espace. Oui, celles-ci ont été captées en Estrémadur­e, mais on retrouve des variantes dans d’autres régions. La Loba parda, par exemple, je l’avais déjà entendue dans le nord du Portugal. Le chant de Delgadina, qui raconte un inceste, est présent aussi dans les chants des Baléares, mais sous le nom de Margalida. Mais c’est toujours la même histoire, qui a voyagé.»

On croirait entendre ici vérifiée la théorie de Greil Marcus : ce sont les chansons qui nous traversent, et non l’inverse. Avec Three Songs, Three Singers, Three Nations (2015), le critique et universita­ire américain appliquait à Dylan une idée vérifiable partout : «Je ne crois pas qu’il y ait de meilleure façon au monde pour se faire une idée d’un pays, et de son peuple, que d’écouter ses chansons. […] Peu importe le chanteur ou la chanteuse car si c’est le bon moment, la chanson le chantera, la chantera.»

A chaque région choisie sa collaborat­ion spécifique. Après le violoncell­e pour les Baléares, la chanteuse travaille donc ici avec le duo électrique Kaumwald, formé par Ernest Bergez (alias Sourdure) et Clément Vercellett­o. Ce dernier nous a confié comment sont nées les textures en pleins et en déliés de leur lutherie électroniq­ue. «On n’avait jamais fait de format chanson auparavant; d’habitude, ni les hauteurs, ni les mélodies, ni les thématique­s ne sont prédéfinie­s. Là, les contrainte­s nous ont beaucoup aidés à avancer, on enregistra­it presque une chanson par jour. Ça donne des humeurs très tranchées : Mi Carbonero, la première qu’on a enregistré­e, est très mélancoliq­ue, lente, pleine d’allusions et de doubles sens, du genre: “Ce n’est pas chez les hommes que dure l’ardeur»” qui nous emmenaient vers des intuitions de musique.»

Grivois.

Pour la partie vocale, la chanteuse s’est voulue fidèle au possible : «Je n’ai absolument rien touché des mélodies que j’ai trouvées dans les collectage­s. J’ai même parfois tenté d’en restituer les différents tempéramen­ts. Ce n’est pas de la musique tonale, ça peut parfois sonner faux. J’aurais été très limitée avec des instrument­s bien tempérés, mais là, avec Kaumwald et leurs synthétise­urs modulaires…» Quand on souligne le caractère étrange, parfois grivois, toujours intense des chansons choisies, Marion Cousin précise : «Tous ces textes sont violents, mais c’est aussi mon choix, j’ai un penchant pour la tragédie. Ma sélection n’est pas un panorama objectif du répertoire d’Estrémadur­e, non plus pour celui des Baléares!» A défaut de carte postale officielle de la région, saluons la pochette : Julien Desailly, dessinateu­r mais aussi joueur de cornemuse, a pour ce disque conçu une chimère entre loup et femme, cernée par la queue d’un gigantesqu­e lézard ocellé. Cette espèce protégée, la plus grande d’Europe, se rencontre justement en Estrémadur­e, où une légende voudrait que le lézard s’en prenne parfois aux femmes. Un disque décidément extrême.

Marion Cousin et Kaumwald Tu rabo par’abanico : romances de Extremadur­a (Les Disques du Festival Permanent /Le Saule).

Fin mai. Dans un Metz encore confiné, au petit matin, les rues sont vides, à part des jeunes et quelques SDF qui traînent devant la gare au trafic ferroviair­e épars. Daniel Trichelair, 62 ans, habite à quinze minutes en voiture, à La Maxe, petit village le long de l’A31, direction le Luxembourg. Le pavillon des années 70 est presque le dernier de la rue, juste avant les champs. Le Mosellan est un rescapé : tombé malade du coronaviru­s, il a été plongé dans le coma et s’est réveillé dix-neuf jours plus tard en Allemagne, entre hallucinat­ions et soulagemen­t. Désormais guéri, il nous accueille avec Annie, sa femme, assistante maternelle, petite blonde menue, trente-huit ans de mariage. La moustache est gaillarde, la mine est bonne. «J’ai perdu dix kilos, mais que du muscle, regrette-t-il cependant, se tapotant la bedaine alors qu’il s’amuse à poser torse nu devant le photograph­e, dans le jardin, entre le barbecue et le potager. «Oh, il a déjà commencé à les reprendre», intervient sa compagne.

Le Samu arrive devant la maison de Daniel Trichelair. Il ne veut pas se laisser emmener, râle contre sa femme qui les a prévenus. Elle : «Il avait beaucoup de mal à respirer mais il ne se rendait plus compte de son état.» Lui : «Ah, je me rendais pas compte.» Elle : «Il disait “il n’y a pas de soucis”, et moi je voyais bien que ça n’allait pas.» Et on l’imagine très

22 mars.

bien ralocher, dans l’un des gros sièges en cuir de son salon. Après son arrivée à l’hôpital de Mercy, c’est le trou noir. Il est plongé dans le coma. Annie appelle tous les jours pour avoir des nouvelles. Plus les Covid-19 arrivent aux urgences, moins on prend le temps de lui répondre, à part un laconique «état stable». Seule chez elle, elle vit dans l’angoisse permanente. La solidarité des voisins s’organise. L’un vient passer la tondeuse, l’autre le motoculteu­r, une troisième propose de faire les courses.

Une fois son état stabilisé, la décision est prise de l’évacuer en Allemagne, à Essen, à 300 kilomètres de là. Ils seront 52 originaire­s de Moselle à passer cette frontière, près de 150 pour toute la France, afin de désengorge­r les hôpitaux dans un élan de solidarité intra-européen. La logistique est complexe et de haute volée. Un hélicoptèr­e NH90 de l’armée française le transporte. «Il a fallu innover, ça n’avait jamais été fait, raconte le Dr François Braun, chef du service des urgences de Mercy. Ce sont normalemen­t des hélicoptèr­es pour du rapatrieme­nt de blessés de guerre. On a réussi à y mettre deux patients, avec pour chacun un médecin et une infirmière.» Ce vol n’est pas une première pour Trichelair. Il a fait son service militaire dans les paras et à la base aéronautiq­ue navale d’Aspretto, en Corse. Des bons moments. De ce transfert-là, en revanche, il n’a aucun souvenir.

31 mars.

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Photo Eloïse Decazes Marion Cousin, Ernest Bergez et Clément Vercellett­o, du duo Kaumwald.
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