Libération

Mémoires d’outre-Rhin

- Par Quentin Girard Photo Fred Kihn

11 avril.

Pour Annie, se tenir informée est encore plus compliqué qu’en France. Elle demande à son fils de l’aider en anglais. Une voisine germanopho­ne passe aussi. Daniel se réveille dans la Ruhr. Il n’a aucune idée d’où il est, ni pourquoi. Les premiers jours sont difficiles. Il fait des cauchemars, a des hallucinat­ions. Lui : «Dans mon délire je voyais l’équipe médicale en train de me préparer pour m’enlever un bras ou ce genre de choses. Je pensais qu’ils voulaient prélever mes organes. J’ai rien contre dans l’idée, mais pas de mon vivant.» Elle : «Il balançait des trucs terribles, terribles.» Lui : «Quand j’avais mon épouse au téléphone, je lui demandais de venir me chercher avec la police. Je me sentais comme un cobaye séquestré.» Le choc de l’actualité est aussi immense. Lorsqu’il tombe malade, la majeure partie de la planète tourne encore cahin-caha. A son réveil, la coupure est générale. Il a tout raté, un peu comme ces héros dans les récits post-apocalypti­ques qui se réveillent sans comprendre dans un monde déjà écroulé.

Il s’habitue peu à peu. L’équipe allemande est aux petits soins. Une ergonome, Leonie, et un kiné, Johannes, s’occupent de lui chaque jour. Pour son rapatrieme­nt à l’hôpital de Mercy, le 22 avril, en hélico de la Luftwaffe, ils lui ont offert un dessin les représenta­nt tous les trois. Il trône sur le buffet. Ça a rendu Daniel plus europhile que jamais, lui qui aimait déjà bien ses voisins d’outre-Rhin. Il dit : «N’oubliez pas de remercier tous les soignants.»

Il rentre chez lui !

A la plateforme de tri postal de Pagny-lès-Goin, où près de 3 millions de plis transitent quotidienn­ement, Daniel Trichelair prend son service de responsabl­e traitement de 13 heures à 21 heures. Une réunion le 11 mars permet d’assurer la transition entre les équipes du matin et de l’après-midi. Ils sont plusieurs dans une petite pièce sans fenêtre, avec l’air conditionn­é.

Presque tous tomberont malades. A l’époque, on ne sait pas encore à quel point le virus peut circuler par aérosol. Il dit :

«On adoptait pourtant déjà les règles, ne pas se serrer la main, pas d’embrassade­s…» En revanche, «on avait eu des gels, mais on nous les avait retirés en nous disant qu’on avait des points d’eau pour se laver les mains.» Poids, hypertensi­on, âge, Daniel Trichelair cochait toutes les cases pour que ça soit grave. Annie l’a attrapé aussi, mais sans trop de dommages.

Le Lorrain a été postier toute sa vie. Après un CAP et un BEP, il entre comme agent d’exploitati­on, puis passe le concours de contrôleur. Son père était contremaît­re dans la sidérurgie, à Longwy, à 60kilomètr­es de Metz. Viré, il est parti à la retraite à 50 ans, avec un «bon chèque». Au milieu des années 70, son fils voit cette industrie régionale s’effondrer. Devenir fonctionna­ire paraît être la meilleure des solutions pour échapper à la crise. Il commence sa carrière à Saint-Ouen-l’Aumône, dans le Val-d’Oise. Petit à petit, il monte les échelons et se rapproche de là où il a grandi. Devenu chef d’équipe, catégorie A, gagnant 2 500 euros net par mois sans les primes, il a désormais 105 personnes sous ses ordres. Jamais syndiqué, il est très content de sa carrière, se garde bien de critiquer les évolutions de la Poste, pourtant pas très efficace lors du confinemen­t, et regrette seulement «qu’en France, on tire à boulets rouges sur les services publics».

Le postier avait «cru pleinement» en Macron, mais le trouve désormais trop éloigné de la réalité du terrain. Il s’inquiète de toutes les entreprise­s qui vont fermer, et voudrait bien qu’on mette un peu le holà à cette mondialisa­tion libérale effrénée. Cet été, Annie et lui ne savent pas encore où ils vont aller. Ce qu’il sait : il marche et respire de mieux en mieux, n’a pas de séquelles apparentes, poursuit la rééducatio­n et peut reprendre la voiture pour aller faire ses courses au supermarch­é de producteur­s locaux. Ça donne envie «d’en profiter encore plus». Ils ont hâte de retourner au théâtre, au musée, et de rendre visite à leurs deux fils, ingénieurs à Paris. Pourquoi ne pas aussi aller s’installer plus dans le sud, la retraite venue, dans un an ? Sa soeur vit en Vendée. Là-bas, «on coupe le chauffage plus tôt dans la saison quand même». Annie n’est pas encore convaincue. En attendant, la nuit, Daniel Trichelair dort de mieux en mieux. Il ne fait plus de cauchemars. •

6 mai. L’avant.

L’après.

7 juin 1958 Naissance. Août 1977 Entre à la Poste.

31 mars 2020 Evacué en Allemagne.

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