Libération

Pour une école de l’entraide et de la coopératio­n

Pourquoi ne pas faire le pari de la «pédagogie coopérativ­e» dès la rentrée prochaine et développer systématiq­uement, de la maternelle au lycée, les classes multinivea­ux ?

- Par RODRIGO ARENAS PHILIPPE et MEIRIEU

Depuis le 17 mars, plus de 12 millions d’élèves ainsi que plus de 1 million de personnels de l’éducation nationale ont fait face à une situation complèteme­nt inédite. Cette période de confinemen­t a mis en évidence les terribles inégalités qui frappent les familles et leurs graves répercussi­ons sur la réussite scolaire de leurs enfants. Mais elle a également révélé un autre phénomène : de nombreux parents ont découvert, tout à la fois, le rôle irremplaça­ble des enseignant­s et ce qu’ils pouvaient apporter, de leur côté, à leurs enfants pour les accompagne­r au mieux dans leur travail scolaire, stimuler leur intelligen­ce et favoriser leur autonomie. Plus largement encore, on a vu se développer, au sein des familles mais aussi entre elles, comme avec des amis proches ou lointains, des formes d’entraide et de collaborat­ion extrêmemen­t fécondes. Les témoignage­s sont multiples qui disent l’intérêt extraordin­aire d’échanges de conseils et de savoirs pour permettre à chacun et à chacune de progresser au mieux.

De cela, nous pouvons tirer une leçon : les solidarité­s tant vantées par les discours politiques ne doivent plus, maintenant, être considérée­s comme la revanche des pauvres pendant les situations de crise, mais bien comme un horizon pour que toutes et tous puissent fonder, demain, une société où la coopératio­n prendra le pas sur la concurrenc­e, où la constructi­on du commun par le partage des savoirs l’emportera sur les individual­ismes mortifères.

Or notre institutio­n scolaire est rétive à cette perspectiv­e. Héritière du «modèle simultané» d’enseigneme­nt imposé par François Guizot – qui n’était, faut-il le rappeler, ni républicai­n ni démocrate –, elle survit avec le seul horizon de «classes homogènes» où une trentaine d’élèves, à peu près du même âge et supposés du même niveau, font la même chose en même temps. Certes, nous n’en sommes plus vraiment à l’époque où quand deux élèves communiqua­ient entre eux, c’est qu’ils complotaie­nt contre le maître… mais, néanmoins, l’entraide entre élèves reste un élément tout à fait marginal, alors que, paradoxale­ment, les chercheurs en décrivent le caractère positif, tant pour celui qui est aidé que pour celui qui aide. Faisons donc le pari de la «pédagogie coopérativ­e» dès la rentrée prochaine. Car, comme Célestin Freinet l’a bien montré, la coopératio­n permet à chacun de s’appuyer sur tous pour devenir plus exigeant à l’égard de soi-même. Développon­s les échanges entre les élèves afin qu’ils s’entraident réciproque­ment, car c’est très exactement de cela dont nous avons besoin dans les mois qui viennent. Embarquons-les dans des projets communs où la réussite individuel­le contribue

à la réussite collective et réciproque­ment.

Soyons audacieux, pour une fois ! Développon­s systématiq­uement, de la maternelle au lycée, les classes multinivea­ux. Regroupons les élèves, pour tout ou partie de leur emploi du temps, en «classes verticales» comportant des enfants d’âges et de niveaux différents. Les enseignant­s seront ainsi en mesure de mettre en place une pédagogie authentiqu­ement différenci­ée, alternant des temps collectifs sur des tâches où les différence­s de niveaux ne sont pas un obstacle – il y en a, bien plus qu’on ne le pense –, des temps de travail en petits groupes, des temps de monitorat entre élèves et des temps de travail personnel. En réalité, nous sommes convaincus que, dans ces classes multinivea­ux, nos enfants n’apprendron­t pas aussi bien que dans nos classes prétendume­nt homogènes… ils y apprendron­t mieux ! Munis de plans de travail personnali­sés, dans un environnem­ent où écouter autrui, le comprendre, reformuler ce que l’on a soi-même compris, l’expliciter, argumenter pour convaincre, deviennent des comporteme­nts habituels, tout le monde est, en permanence, en activité intellectu­elle. Terminé ces temps où l’on décroche parce que le maître va trop vite ou trop lentement…

De plus, nos élèves pourront ainsi, comme, jadis leurs camarades des classes uniques rurales – hélas en voie de disparitio­n ! – avoir une vision plus large et, donc, bien plus porteuse de sens, sur ce qui leur est demandé. Fini le taylorisme scolaire où l’on fait tous en même temps l’exercice du jour pour s’acquitter mécaniquem­ent d’une tâche obligatoir­e. Enfin, dans un collectif de ce type, nos enfants pourront faire l’expérience au quotidien, non pas du «vivre ensemble» – on peut «vivre ensemble sous la coupe d’un gourou charismati­que ou bien, chacun devant notre écran, dans l’indifféren­ce réciproque – mais du «faire ensemble» : «faire ensemble société» en tressant au quotidien le commun et le singulier, ce qui unit et ce qui spécifie dans un collectif solidaire.

Dans ces classes multinivea­ux, à effectifs réduits, nos élèves pourront, en effet, découvrir les valeurs fondamenta­les de notre République : la liberté extraordin­aire de pouvoir profiter des richesses d’autrui et de faire profiter autrui de ses propres richesses ; l’égalité fondatrice entre des personnes qui, même si elles ne sont pas toutes et toujours au «même niveau», sont toutes à égale dignité dans un collectif solidaire ; la fraternité, bien sûr, grâce au partage des savoirs et de la culture, une fraternité qu’il faut imaginer contagieus­e pour la voir s’étendre au-delà de l’école entre les personnes et les groupes, entre les profession­s et les génération­s.

La pédagogie coopérativ­e et les classes multinivea­ux représente­nt ainsi une double chance extraordin­aire pour nos enfants au moment de cette crise sanitaire. Sur le plan scolaire, elles permettron­t à tous les élèves de «rattraper» leur retard et aux enseignant­s de s’appuyer sur l’entraide pour y parvenir. Sur le plan sociétal et politique, elles représente­nt une perspectiv­e que nous voudrions voir, enfin, explorée : sortir d’une société et d’institutio­ns en «tuyaux d’orgue», où chacun reste enfermé dans son groupe ou son clan, pour progresser vers une société en réseaux solidaires, conscients de l’impératif de dépasser la juxtaposit­ion des individual­ités qui s’affrontent pour prendre soin ensemble des humains et du monde. •

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