Explosion mystère sur un site nucléaire
La détonation survenue jeudi dernier dans un bâtiment du site de recherche intervient alors que Téhéran relance ses activités d’enrichissement de combustible nucléaire, en réaction à la politique de «pression maximale» menée par les Etats-Unis.
Impossible de cacher les dégâts, ils se voient de l’espace. Jeudi 2 juillet, des flammes ont ravagé les trois quarts d’un grand bâtiment rectangulaire gris sur un site particulièrement sensible et protégé dans le centre de l’Iran, à Natanz. Ce complexe abrite l’essentiel des activités d’enrichissement en uranium de la République islamique. Longtemps au coeur d’un bras de fer avec le reste du monde, le complexe, comme l’intégralité du programme nucléaire iranien, a été mis sous tutelle internationale après la conclusion à Vienne en 2015 d’un compromis entre Téhéran et les grandes puissances.
Cinq ans plus tard, la situation semble être revenue en arrière, le dossier nucléaire est à nouveau un contentieux épineux: en réaction à la décision de Donald Trump de ne plus respecter l’accord et de réimposer unilatéralement des sanctions en mai 2018, l’Iran a consciencieusement dérogé à ses engagements depuis un an (dépassement de la quantité maximum autorisée de matière enrichie conservée sur son territoire, niveau d’enrichissement supérieur à la limite…), sans que les réprobations orales et formelles des Européens, impuissants à contrer l’effet des sanctions américaines, n’y changent rien. A quoi s’ajoutent, depuis une petite semaine, de forts soupçons de sabotage par Israël d’un volet très spécifique du programme nucléaire iranien. Immédiatement après «l’incident» de jeudi dernier, Téhéran a minimisé, évoquant un incendie et ne montrant que des images de l’extérieur du bâtiment passablement endommagé. Aucune victime n’est à déplorer, car
l’entrepôt était vide, et aucun matériel n’a été détruit, assure en substance le porte-parole de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, Behrouz Kamalvandi, dans la journée de jeudi. L’hypothèse d’un simple incendie est rapidement remise en question par des observateurs sur la foi des images des dégâts, et par des sources anonymes citées dans la presse américaine. Il y aurait bel et bien eu une explosion. Le lendemain, la version des autorités iraniennes évolue. Elles laissent entendre que l’origine de «l’accident» est connue, mais que, pour de mystérieuses «considérations de sécurité», elle sera révélée «en temps voulu».
Un autre élément affaiblit la thèse accidentelle. Plusieurs journalistes du service en persan de la BBC ont reçu un mail de revendication, accompagné d’une vidéo, et ce avant même que la nouvelle de l’incident ne soit rapportée dans les médias. Le groupe, baptisé «les Guépards de la patrie», jusqu’ici totalement inconnu, se présente comme un ensemble de dissidents iraniens appartenant à l’appareil sécuritaire du pays. Il précise avoir ciblé une installation en surface pour empêcher les autorités iraniennes de camoufler l’attaque. Le complexe de Natanz comprend en effet toute une partie souterraine, qui abrite les installations d’enrichissement en uranium sous plusieurs mètres de béton, afin de les protéger d’éventuels bombardements. Le bâtiment ciblé jeudi, bien qu’en surface, n’en est pas moins stratégique. D’après l’Institute for Science and International Security, il servait d’atelier d’assemblage de centrifugeuses, comme en témoigne l’inscription, en anglais, au-dessus de la porte d’entrée : «Iran Centrifuge Assembly Center». La construction a commencé en 2012 mais l’inauguration n’a eu lieu que plusieurs années plus tard, probablement au printemps 2019. Y sont désormais conçues les centrifugeuses les plus sophistiquées. D’où les crispations autour du site.
Connaissances scientifiques
«L’Iran possédait des centrifugeuses, les IR-1, copiées du modèle du docteur Abdul Qadeer Khan [père de la bombe pakistanaise, ndlr], lui-même copié sur une ancienne centrifugeuse d’une entreprise néerlandaise. Ce modèle ancien a une faible productivité», explique François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran et excellent connaisseur du dossier nucléaire. Les IR-1 ont une capacité de production 40 fois inférieure aux modèles les plus récents, utilisés en Europe. Dans sa quête de l’atome, que les autorités iraniennes ont toujours défendue comme purement civile, la République islamique a cherché à progresser dans sa maîtrise des technologies d’enrichissement. Quand ont débuté les négociations sur le dossier nucléaire, il est très vite apparu que Téhéran n’y renoncerait pas. Une question de prestige et un refus que sa soif de connaissance scientifique soit entravée sous pression internationale. Un compromis a néanmoins été trouvé par les négociateurs. «L’accord a encadré le volet recherche et développement du programme nucléaire iranien», rappelle François Nicoullaud. L’accord limitait par exemple de manière drastique (quelques unités) le nombre d’exemplaires des modèles les plus avancés de centrifugeuses. «La philosophie sous-jacente était de bloquer leur mise en activité à un niveau industriel», ajoute le diplomate. Le tout ayant pour but d’empêcher l’Iran d’être en mesure de posséder, en moins d’un an, assez de matière suffisamment enrichie pour constituer une charge à usage militaire. Tout cet édifice laborieusement construit se délite progressivement. Depuis un an, l’Iran revient sur chacun de ses engagements en réaction à la politique de pression maximale exercée par l’administration Trump. Le programme de recherche et développement iranien ne fait pas exception: en septembre 2019, Téhéran a annoncé ne plus respecter les limites posées par l’accord et a mis cette menace à exécution, d’après le dernier rapport des inspecteurs de l’AIEA, publié en juin. Or, en la matière, les progrès demeureront et survivront à un éventuel futur accord ou retour à celui de 2015, contrairement aux quantités excédentaires d’uranium faiblement enrichi qui peuvent être exportées, ou à la matière enrichie à des seuils prohibés qui peut être rediluée.
L’attaque de Natanz visait-elle à ralentir ces avancées irréversibles ? C’est le motif qui apparaît aujourd’hui comme le plus crédible. D’autant que Behrouz Kamalvandi a fini par admettre dimanche que le bâtiment était bien conçu pour produire les centrifugeuses avancées, tout en restant ambigu sur l’usage qui en était d’ores et déjà fait.
Les auteurs, eux, restent mystérieux, personne n’ayant revendiqué l’attaque en dehors des fantomatiques «Guépards de la patrie». Selon le New York Times, qui cite un responsable du renseignement au Moyen-Orient, elle serait l’oeuvre d’Israël. L’affirmation n’a pas été confirmée officiellement. Le ministre israélien de la Défense, Benny Gantz, s’est contenté d’un démenti équivoque. «Tout le monde peut nous soupçonner de tout, tout le temps, mais je ne pense pas que ce soit juste. Nous ne sommes pas forcément liés à tout événement qui se passe en Iran», a-t-il déclaré dimanche, ajoutant néanmoins : «L’Iran veut [l’arme] nucléaire, nous ne pouvons pas le laisser y parvenir.»
Piratages et infiltrations
Ce ne serait pas la première fois qu’Israël sabote des installations nucléaires iraniennes. A partir de 2006, les services de renseignement israéliens avaient mis au point, avec leurs homologues américains, une cyberattaque d’une sophistication jamais vue à l’époque. Baptisée «Olympic Games», l’opération visait à ralentir le programme nucléaire iranien, alors en pleine expansion, sans recourir à des frappes aériennes. La très secrète Unité 8 200 et la puissante NSA américaine avaient conçu un virus, Stuxnet, qui a fait dérailler les centrifugeuses sans que les Iraniens ne se rendent compte du piratage. Beaucoup plus récemment, Israël est soupçonné d’avoir mené une cyberattaque contre un terminal portuaire iranien, dans le golfe Persique, paralysant ainsi pendant plusieurs jours ses activités. L’opération était intervenue quelques jours après une tentative de piratage du réseau israélien de distribution d’eau, qui aurait été orchestrée par l’Iran.
A Natanz, le 2 juillet, il ne s’agissait pas d’une attaque informatique. Un membre des Gardiens de la révolution, la garde prétorienne du régime qui ne répond qu’au Guide suprême, a confié anonymement au New York Times qu’un explosif avait bien été utilisé à Natanz. Israël a déjà eu recours à des méthodes conventionnelles, ou du moins non numériques, contre l’Iran, y compris en agissant directement sur son territoire. En janvier 2018, le Mossad était parvenu à pénétrer physiquement dans un entrepôt de la banlieue de Téhéran dans lequel ses agents avaient dérobé des milliers de documents sur le programme nucléaire. Les dirigeants israéliens s’étaient ensuite appuyés sur ces informations pour affirmer que les visées iraniennes sur l’atome n’étaient pas qu’à des fins pacifiques. Au début des années 2010, alors que la crise sur le nucléaire était à son paroxysme, plusieurs scientifiques iraniens avaient été assassinés par des auteurs jamais identifiés. Les voitures de plusieurs d’entre eux, loués comme des «martyrs» par la République islamique, sont désormais exposées dans le jardin du très moderne musée de la Défense sacrée, le nom donné au conflit qui a opposé l’Irak et l’Iran entre 1980 et 1988. •
«Tout le monde peut nous soupçonner de tout, tout le temps, mais je ne pense pas que ce soit juste. Nous ne sommes pas forcément liés à tout événement qui se passe en Iran.»
Benny Gantz
ministre israélien de la Défense