Libération

«Ces monuments, il faut les métisser»

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«On ignore souvent cette histoire mais pendant des décennies, le Pavois, un monument en l’honneur des Algérois disparus pendant la Première Guerre mondiale, a surplombé la baie d’Alger. Construit en 1928 par Paul Landowski, il est peu à peu devenu symbole de la présence coloniale et aurait sans doute été détruit en 1978, lorsque les autorités voulurent reconcevoi­r le monument pour refléter la réalité post-coloniale, sans l’interventi­on du sculpteur algérien M’Hamed Issiakhem. Plutôt que de le déboulonne­r, l’artiste l’a caché dans un coffrage en béton, et a sculpté sur la face avant deux mains brisant leurs menottes. De sorte que si vous passez devant avec un scanner, vous pourrez voir l’ancien monument, toujours présent, mais emmuré, peut-être un jour libéré. Je trouve ça formidable.

«Pour avoir siégé à la commission de commande publique, j’ai vu à quel point c’était compliqué d’inventer des oeuvres pérennes dans l’espace public, des oeuvres qui restent intéressan­tes sur une longue durée. Sur ce sujet, ce que j’aime le plus, je crois, c’est la réappropri­ation, le recyclage, le détourneme­nt. Cela rejoint l’idée de “cannibalis­me culturel” dont parlait le poète brésilien Oswald De Andrade. La réappropri­ation, c’est une façon de rejouer l’histoire, et c’est peut-être la condition de la réparation. Ces monuments, il faut les métisser, sans doute. A la question “faut-il remplacer les monuments à la gloire des anciens empires coloniaux ?”, la réponse académique, ce serait de produire de nouvelles statues, à la gloire de Senghor ou de Fanon, par exemple, en utilisant toujours les mêmes codes, ceux de l’institutio­n. Mais, à mon avis, rendre ce sujet vivant et dynamique nous impose à nous, artistes, une contempora­néité dans la manière d’envisager ces oeuvres commémorat­ives dans l’espace public. Il doit y avoir d’autres idées. Il faut de l’inattendu.

«Donc lancer des commandes à des artistes contempora­ins pour dialoguer avec les monuments les plus problémati­ques du passé, ça peut être excitant. Mais il faut que l’Etat joue le jeu, qu’il accepte qu’un artiste choisisse d’emmurer la statue de Colbert dans un bloc de béton, pourquoi pas… Plus largement, il faudrait surtout qu’il accepte que les statues soient vivantes. Quand la police arrête celui qui a écrit “Halte à la négrophobi­e d’Etat” sur une statue de Colbert, c’est un problème. Les points de vue et les actions peuvent sembler radicaux, mais c’est une erreur que de ne pas les laisser s’exprimer. Quoi qu’on en pense, l’action des militants vient réveiller ces vestiges qu’on ne regardait plus. Elle les revivifie, cela permet une prise de conscience du patrimoine public. La statue de Colbert est redevenue contempora­ine. Vouloir coûte que coûte empêcher que ces statues dialoguent avec nous est une preuve de grande fragilité et de faiblesse de la part de l’Etat. Cela révèle bien une tare française : le refus d’admettre qu’on n’est plus une grande puissance, et le refus de parler de son histoire.»

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